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couleraient trop tôt ; choisissez les jeunes, les plus forts, ceux qui pourront nager longtemps.

« C’était comme si nous avions versé dans la mer des poignées de piastres, et le cœur nous saignait. Le croiseur mettait ses canots à flot pour recueillir les gredins de noirs qui ne voulaient pas se laisser reprendre et plongeaient comme des canards. Ils ne comprenaient point la manœuvre, et croyaient peut-être que nous voulions les renvoyer chez eux. Pendant ce temps-là nous gagnions du terrain ; mais au plus fort de ce travail le capitaine avisa Vicente, qui se tenait au pied du grand mât, immobile, les bras croisés.

— Que fais-tu là, Galicien ? lui cria-t-il d’une voix de colère.

« Vicente ne répondit rien.

— Tu ne veux pas jeter la cargaison à l’eau, fainéant ? — Et le garçon secoua la tête sans se troubler. — Dans sa fureur, le capitaine cherchait une hache pour lui fendre le crâne, car enfin il refusait d’obéir au moment du danger, — quand un biscaïen vint couper la drisse de la brigantine. — Grimpe là haut, poltron, va, si tu l’oses, passer une drisse à la brigantine, et je te fais grâce, dit le capitaine, en prenant au collet le pauvre Vicente.

« Le poste était périlleux, et pour ma part j’aimais mieux travailler à alléger le navire que de grimper dans la hune du grand mât. Pourtant, si la voile avait continué de battre pendant un quart d’heure, au lieu de nous pousser en avant, le croiseur nous coulait avec ses boulets. »

— Que fit Vicente ? demanda le vieillard. Soyez franc, Diogo ; n’est-ce pas que mon fils ne recula pas devant le danger ? n’est-ce pas qu’il vous fit voir à tous qu’on n’est pas poltron parce qu’on a le cœur moins dur que…

— Moins dur que des pirates, n’est-ce pas ? reprit Diogo. Eh bien ! oui, père Joaquim, Vicente grimpa dans la hune ; il s’allongea sur la vergue, passa une drisse à la voile qui pendait et battait au vent, et cela sans se presser. Le croiseur tirait toujours, un peu au hasard, il est vrai, et sans nous faire grand mal, parce que nous lui avions fait perdre du temps. Quand la brigantine fut orientée de nouveau, le Bom-Pastor se mit à marcher mieux que jamais. Vicente descendit en se tenant d’une seule main, comme un singe qui se laisse glisser en bas d’un cocotier, et il aurait été bien embarrassé de faire autrement ;… un biscaïen, le dernier qui tomba à bord, venait de lui enlever le bras gauche.

À ces mots, le vieil aveugle joignit les mains et leva vers le ciel ses grands yeux mouillés de larmes. — Infirmes tous les deux ! qu’allons-nous devenir ? murmura-t-il tout bas. — Puis il poussa un soupir, et craignant que le matelot ne lui eût caché une partie de la vérité :