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Le chien se prit à sauter de plus belle en aboyant avec gaieté ; il venait d’apercevoir et de reconnaître Vicente. Celui-ci s’était subitement arrêté en voyant venir son père. Comment l’aborder, comment lui dire : « Je viens associer ma misère à la vôtre ; je ne puis plus vous nourrir par mon travail ? »

Vicente se tenait donc immobile, les yeux fixés sur le vieillard qui marchait à sa rencontre. Quand il le vit tout près de lui, il ne put s’empêcher de crier : « Mon père ! mon père !… » Et Joaquim ayant ouvert ses bras, il se précipita à son cou en l’embrassant.

Le vieillard pressait son fils contre son cœur, et des larmes coulaient de ses yeux fermés à la lumière.

— Je sais tout, lui dit-il d’une voix entrecoupée ; oui, mon pauvre Vicente, je sais que tu n’as plus qu’un bras à jeter autour de mon cou ; mais au moins tu me reviens honnête, tel que je te connais, tel que je te voyais quand j’avais des yeux ! En vérité, je crois que je ressens plus de joie de te retrouver que je n’avais éprouvé de douleur à te perdre. Vois comme Dieu est bon ; nous sommes bien à plaindre tous les deux, et pourtant il n’y a pas à l’heure qu’il est, dans tout le royaume, un homme plus content que moi. Allons, prends mon bras et conduis-moi ! Comme tu es fort, mon garçon ! qu’il fait bon s’appuyer sur toi ! Détache la corde de caninho, et qu’il soit libre ; il y a bien longtemps qu’il est de service, la pauvre bête !

Tandis que le chien, courant et jappant, décrivait des cercles autour de ses maîtres, et exprimait sa joie par ses démonstrations importunes, Vicente et son père suivaient la rue qui descend au port.

— Si nous allions déjeuner, dit le vieillard, tu dois avoir faim. Voyons : conduis-moi dans un cabaret champêtre, derrière la promenade du Rocio. Je ne travaille pas de toute la journée. Ah ! mon garçon, quand je t’ai su parti, je me suis dit : Joaquim, ton fils a honte de son père l’aveugle ; il est allé chercher fortune ailleurs, et ne reviendra jamais !… Sa sœur en a bien fait autant !… C’est dur de sentir qu’on devient à charge à ses enfans…

— Mon père, reprit Vicente, c’est bien dur aussi de s’entendre faire des reproches qu’on n’a point mérités. Vous m’avez donc haï pendant six mois ?…

— Je n’y pense plus, mon enfant, répliqua vivement le vieillard ; que veux-tu ? quand j’allais sur le port, il y avait là des fainéans qui me disaient : « Vicente est au Brésil ; il est à Goa ; il est à Angola ; ah ! on fait fortune là-bas, dans les îles, » et tout cela me tournait la tête. Si j’essayais de répondre, ils me riaient au nez et répétaient de plus belle : « Il fera comme les autres, votre fils ; il cherchera à se faire un sort. »

— Oui, dit Vicente, je cherchais à gagner quelque chose de plus