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dont le regard distrait semblait chercher un public plus nombreux. Toutes ces jeunes femmes riaient et causaient gaiement ; il y avait entre elles cette égalité de naissance et d’éducation qui est comme un lien de famille. Elles formaient un petit cercle d’amies. Dona Flora au contraire, par son allure, par l’aisance de ses manières, trahissait l’habitude d’un monde moins intime. Elle était comme l’oiseau étranger introduit subitement dans la volière, et que les bêtes du lieu regardent avec plus d’étonnement que de sympathie. Les mères, en la voyant passer auprès d’elles, prenaient un air de sérieuse dignité, et les jeunes filles, un peu jalouses de sa beauté sereine et calme, se consolaient l’une l’autre en disant : — Elle est belle, mais elle n’a ni grâce ni fraîcheur !

— Avant que vous ne nous chantiez quelque grand air, dit alors la marquise en s’adressant à son amie, permettez-moi d’asseoir Joãozinho au piano. Je veux que vous jugiez vous-même des progrès qu’il a faits en votre absence.

L’enfant ne se fit pas prier. N’était-il pas dans son élément, au milieu de ce monde bien connu qui le choyait et le flattait en toute occasion ? Tandis que ses petits doigts couraient sur les touches, on l’encourageait par des murmures flatteurs. Assise près de lui, le coude appuyé sur le piano, dona Flora marquait la mesure, tout en répondant avec finesse et discrétion aux propos des cavalheiros groupés autour d’elle. L’un avait eu l’honneur de l’entendre à Madrid, à ce brillant concert auquel assistait la cour ; l’autre lui avait jeté des couronnes sur le grand théâtre de Barcelone. Ces louanges, qui ne pouvaient manquer de lui plaire, dona Flora les accueillait sans embarras, sans trahir non plus ses joies secrètes. Il va sans dire que les jeunes gens la jugeaient beaucoup plus favorablement que ne le faisaient les dames ; mais prêter à la conversation de ceux-là une oreille trop complaisante, c’eût été perdre tout à fait la bienveillance de celles-ci.

Dès que l’enfant eut achevé ses exercices, dona Flora s’approcha du piano. Elle préluda quelques instans avec cet aplomb magistral, cette sûreté de talent qui déconcerte les amateurs ; puis, se tournant vers un groupe de jeunes filles : — Si quelqu’une de ces dames désirait chanter ou jouer un morceau ? demanda-t-elle.

— Ah ! mère, répondit aussitôt Joãozinho, tu sais bien que personne n’ose chanter devant toi !

Au regard sévère que sa mère lui lança, l’enfant comprit qu’il eût mieux fait de ne rien dire. Il avait dit vrai cependant. Honteux et plein de dépit, il alla se cacher dans une petite salle voisine, tandis que dona Flora, au milieu d’un auditoire attentif, attaquait les premières notes d’un grand air italien.