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— Il eût mieux valu ne pas déguiser la vérité, mon enfant ; le mal est d’avoir manqué de franchise. fille d’un gentilhomme ou d’un pêcheur, dona Flora, vous avez la noblesse que donne le talent.

— Une famille étrangère était venue passer quelque temps près de notre village, reprit dona Flora ; mes parens me placèrent dans cette famille, et l’on m’y traita bien. On y faisait beaucoup de musique ; je retenais les grands airs que j’entendais chanter, je chantais à mon tour, et, comme j’avais de la voix, on m’encourageait à cultiver mes talens naturels. Ce qui était d’abord un plaisir pour moi devint bientôt une passion. J’appris à jouer du piano pour m’accompagner, et quand cette famille étrangère quitta le pays, sous prétexte de la suivre, je désertai la maison paternelle. D’abord je vins à Lisbonne, puis je passai en Espagne, et je parcourus ainsi la Péninsule, d’un théâtre à l’autre, inconnue dans les premières années, puis peu à peu encouragée, acceptée et fêtée par le public. Voilà huit ans que je fais ce métier, madame, et c’est assez… Les applaudissemens de la foule ne valent pas la douce intimité de la famille ; je sens autour de moi un vide affreux…

— Votre mari est toujours à Cuba, m’avez-vous dit ; espérez-vous qu’il revienne bientôt ?

Dona Flora secoua la tête sans rien répondre ; le rouge lui monta au visage, et elle évita de regarder en face la marquise.

— S’il ne revient pas, ce sera à vous de l’aller rejoindre, Flora, reprit la marquise. Il m’en coûtera de vous dire un adieu qui peut-être sera éternel ; mais enfin votre devoir vous y oblige. D’ailleurs, vous trouverez à utiliser vos talens dans cette riche colonie, et je serai heureuse de savoir que vous avez renoncé à la vie agitée dont vous sentez vous-même les ennuis… Permettez-moi de vous faire une confidence à mon tour.

— Parlez, madame. La confidence que vous avez à me faire, j’en suis sûre, ne vous coûtera ni larmes, ni sanglots.

— J’ai un protégé, mon enfant, — un vieillard infirme, aveugle, que je voudrais tirer de la misère. La pensée m’est venue de vous associer à cette bonne action. Si vous y consentez, nous donnerons à nous deux, sur le théâtre San-Carlos, un grand concert au bénéfice de mon aveugle. Je prends tous les frais à ma charge ; à vous la plus belle part, à vous l’honneur d’être applaudie en sauvant de la détresse une pauvre famille. Vous êtes triste et chagrine, mon enfant ; peut-être ne m’avez-vous pas tout avoué… Quelque secrète douleur vous agite encore… Eh bien ! je vous indique le meilleur remède : rien n’est tel qu’une bonne œuvre pour apaiser les chagrins et pour nous réconcilier avec nous-mêmes.

— De tout mon cœur et avec joie j’accepte votre demande, madame,