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— Vous n’êtes pas dans mon hôtel, répliqua la marquise, et pourtant vous êtes chez moi…

— C’est singulier, je sens l’huile par là et les fleurs par ici, dit Joaquim ; on est assis sur du velours comme dans votre carrosse, et il semble qu’il y a autour de nous bien du monde qui parle bas !… Est-ce que nous sommes ici à la comédie ?

— Oui et non, répondirent en souriant les amies de la marquise. Eh mais ! que faites-vous donc là ?

— Je roule du tabac dans une feuille de papier, dit Joaquim ; c’est une cigarette… Peut-être qu’il est défendu de fumer ici ?

— Assurément, reprit la marquise ; vous devez vous apercevoir que nous ne sommes pas en plein air !

Tout à coup l’orchestre attaqua vigoureusement une ouverture dans laquelle les cuivres et les cimbales résonnaient avec fracas. Joaquim laissa tomber sa cigarette inachevée et se leva tout d’une pièce. Il se représentait sous des formes fantastiques ces instrumens qu’il n’avait jamais vus, et c’était pour lui comme un chœur de gnomes, de follets, de démons babillant entre eux, criant ou se menaçant. Il croyait entendre alternativement murmurer la brise dans le feuillage et hurler la tempête sur les flots. Doué de l’instinct musical accordé par la Providence aux peuples méridionaux, il suivait la mesure et se balançait de droite à gauche ; le mouvement désordonné de ses grands bras marquait les élans de sa joie et l’intensité de sa surprise. Les dames le regardaient en souriant.

— Si cela vous ennuyait, dit la marquise avec intention, je vous ferais conduire chez moi, et vous y souperiez en attendant mon retour.

— M’ennuyer ! s’écria Joaquim, m’ennuyer ! Mais c’est la plus belle musique que j’aie entendue de ma vie… je crois rêver !…

Aussi, comme chacun applaudissait après l’ouverture, le père Joaquim se prit à frapper l’une contre l’autre ses mains calleuses avec un vacarme tel que les dames se bouchèrent les oreilles en éclatant de rire.

— Vous avez raison de vous réjouir, senhor Joaquim ; ces mains qui applaudissent sont autant de piastres dans votre bourse, dit la marquise, et elle fit comprendre au vieil aveugle comment il était, sans le savoir, le héros de la fête.

Mais pour rester deux et trois heures de suite assis à la même place dans un théâtre, il faut être né dans une ville ; il faut être habitué dès son enfance à ces plaisirs du monde qui fatiguent bien vite les natures simples et incultes. Moins réjoui par les solos d’instrumens qui suivirent l’ouverture et un peu dépaysé dans ce milieu brillant, Joaquim sentit le besoin d’aller respirer plus librement. On