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solaire, que depuis il développa de plus en plus dans les éditions subséquentes du Système du Monde. La science de l’empire (si la science peut être annexée à une forme de gouvernement quelconque) était trop exclusivement mathématique, pour que l’on put apprécier toute la portée de cette théorie physique du monde considéré dans sa formation. L’auteur lui-même, trop partial pour ses travaux sans pairs dans la mécanique céleste, semble avoir placé au second rang sa cosmogonie, qu’il ne présente, dit-il, qu’avec la défiance que doit commander tout ce qui ne découle pas exclusivement des considérations mathématiques. Il semble n’avoir pas estimé à sa juste valeur ce fruit de son génie, à peu près comme Christophe Colomb mourut sans savoir qu’il avait découvert un nouveau monde et dans l’idée qu’il avait atteint l’Asie orientale, en quoi il ne faisait erreur que de la moitié du contour de la terre ! Suivant l’expression d’Arago, les physiciens ont longtemps traîné les mathématiciens à la remorque. Enfin, grâce aux travaux de Gay-Lussac, d’Haüy, de Malus, de Biot, de Young, de Thénard, de Davy, de Coulomb, de Charles Dupin, d’Ampère, des mécaniciens et des industriels modernes, et surtout grâce à l’initiative d’Arago, qui, suivant l’expression pittoresque que j’emprunte à Voltaire, avait enfin dégorgé son école mathématique, les sciences physiques eurent leur existence indépendante, et leur nationalité fut enfin reconnue. Sans compter tout ce que fit la chimie pour les besoins et la prospérité des nations, la physique et la mécanique nous donnèrent les bateaux à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe électrique, indiqué avec son nom actuel, par Ampère, en 1822. Cette réaction méritée en faveur de la science physique, felix meritis, suivant une épigraphe consacrée, ramena les esprits à une juste appréciation de la cosmogonie de Laplace, qui, en 1827, un siècle exactement après Newton, laissa, comme Alexandre, sa couronne scientifique au plus digne.

Depuis cette époque jusqu’au milieu du XIXe siècle, tout a confirmé cette belle assertion de Napoléon, savoir que dans les sociétés modernes le pouvoir de la science fait partie de la science du pouvoir. Au moment où j’écris, depuis quelques jours seulement, un câble électrique de 600 kilomètres (150 lieues !), jeté au travers du Pont-Euxin, nous apporte en quelques heures des nouvelles des intrépides argonautes français et anglais de la Crimée. Oserais-je citer ici quelques paroles de l’un des membres de l’Académie des sciences, le maréchal Vaillant, ministre de la guerre, à qui on demandait quelques renseignemens sur le télégraphe sous-marin de la Mer-Noire : « J’envoie ma dépêche au général Canrobert, et j’en ai la réponse plus tôt que je ne l’aurais par lettre d’une ville située à moitié chemin de Lyon, de Bordeaux ou de Strasbourg, sans être