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pleines d’actualité que l’on peut entendre en l’année 1855, dans le Paris du XIXe siècle. Phénomène bizarre ! dans un temps où l’on croyait avoir scellé le passé dans sa tombe, il se trouve qu’aucune de ses passions n’est éteinte. On dirait, à contempler l’état intellectuel de la France et du continent européen, une de ces forêts enchantées que décrivent l’Arioste et le Tasse. Aux branches des arbres sont suspendues des armures et des faisceaux d’armes de toutes les nations d’autrefois ; les guerriers qui les portèrent ont disparu, les guerriers qui les porteront de nouveau ne sont pas encore venus ; mais parfois ces glaives s’agitent d’eux-mêmes, comme impatiens d’attendre et pressés de frapper ; elle veut de la destruction, qui ne cesse de souffler même alors qu’on croit au beau fixe, secoue ces armures et leur fait rendre, en s’entrechoquant, un cliquetis sinistre. De temps à autre, le public, secoué de sa torpeur et de son lourd sommeil par ce bruit inattendu, se réveille en sursaut, se frotte les yeux, et se demande s’il en est à la veille des guerres civiles ou des guerres de religion, si l’on va recommencer la Saint-Barthélémy, si M. de Robespierre va reprendre le pouvoir, ou si ce sont par hasard les armées de la sainte-alliance que l’on entend dans le lointain. Dormons en paix, nous ne sommes encore qu’aux jours des mauvais rêves.

Parfois, lorsqu’il nous arrive de contempler ces noirs nuages qui s’amoncèlent à l’horizon comme des avalanches, et qui préparent la tempête menaçante que l’Europe voit d’année en année se grossir sur sa tête, alors la tristesse s’empare de nous, et nous nous reportons vers ces jours paisibles du dernier gouvernement constitutionnel, où l’on se passionnait pour l’indemnité Pritchard et le droit de visite, où l’on bataillait sur des nuances, où la France apprenait chaque matin que tout aurait été perdu, si l’amendement subversif de tel dynastique mécontent avait été adopté, ou si la motion de tel conservateur révolté avait été soutenue. Jamais il n’y eut époque où il fut plus facile et plus agréable de vivre ; ce fut une ère charmante de dilettantisme. A-t-on assez commodément déliré à froid sur l’avenir du genre humain ? s’est-on assez leurré de doux mensonges ? a-t-on fait assez de sentimentalité et de politique platonique ? Mais la révolution de février vint brutalement balayer de sa main grossière nos subtiles toiles d’araignée philosophiques, elle vint briser les frêles images des charmans petits dieux inoffensifs que nous adorions. Alors se produisit le plus curieux et le plus important des phénomènes du temps présent, si curieux et si important qu’il mérite bien qu’on s’y arrête et qu’on le décrive avec détails.

La révolution de février, en renversant l’édifice de 1830, porta un coup mortel aux doctrines du XVIIIe siècle, qu’elle n’avait cependant