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Il est difficile, je le sais, même en face de cette noble figure de Romulus, dessinée avec tant de résolution et de finesse, même en face de cette jeune mère qui s’élance en élevant son enfant au-dessus des combattans, d’oublier la fatigue et les efforts de patience qu’a pu coûter, pendant les années de collège, la reproduction au crayon manié des classiques beautés des Sabines. Qui de nous pourtant, en relisant les livres sur lesquels il pâlissait à la même époque, ne s’est surpris à les goûter, à y découvrir un charme que son inexpérience et l’ennui de la tâche ne lui avaient pas permis d’abord de pressentir ? Un examen impartial du tableau de David amènerait le même résultat, et tel qui ne l’entrevoit aujourd’hui qu’à travers ses souvenirs d’enfance s’étonnerait peut-être de rencontrer un art sagement sévère là où il n’apercevait autrefois que les témoignages du pédantisme.

Les Sabines pourtant, malgré les hautes qualités qui distinguent ce tableau, n’appartiennent pas, même au point de vue de la forme pure, à la classe des ouvrages excellens. C’est de la perfection du dessin qu’elles tirent leur valeur principale ; mais ce dessin, si beau qu’il soit, ne porte pas comme celui des grands maîtres l’empreinte de l’imagination et d’un sentiment profondément original. Il atteste un goût remarquablement judicieux, un soin jaloux de la correction : il n’a pas la fierté qui se manifeste par exemple dans les moindres travaux des dessinateurs italiens. En un mot, la forme, telle que la comprend David, est plutôt l’objet d’une imitation choisie que le principe d’une invention. Il n’en faut pas moins, pour choisir et pour imiter ainsi, une somme de talent bien au-dessus de l’ordinaire, et si l’on ne retrouve dans les Sabines ni le grandiose, ni cette délicatesse exquise dont l’école florentine a eu plus qu’aucune autre le secret, on y reconnaît une science rare et une netteté d’exécution qui depuis plus d’un siècle manquait aux œuvres de l’école française.

Il est très regrettable d’ailleurs que David n’ait pas craint de pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes la réforme qu’il venait d’introduire dans la peinture, et que, au lieu de s’en tenir aux progrès déjà accomplis, il se soit fait un devoir de travailler à épurer encore sa manière. Qu’arriva-t-il en effet ? A force de n’attacher à la figure humaine qu’un sens exclusivement plastique, à force de n’étudier dans les monumens de l’art antique que les apparences et le style, il se laissa aller à ne plus peindre que des corps inanimés ou des statues. L’emploi systématique du nu et le morcellement par figures détachées de l’ensemble d’une composition devinrent pour lui les conditions premières et comme les nécessités de la tâche. En procédant ainsi, David croyait de la meilleure foi du monde ressusciter l’esprit et les traditions de l’art grec ; il réussissait tout au plus