Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/839

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de mieux que d’en confier à sa femme la surveillance. Ce n’est pas là, quoi qu’on puisse dire, un personnage de comédie. Un tel mari fait la partie trop belle aux amoureux, et en effet, sans l’intervention toute puissante de Mme de Vitré, M. de La Roseraie perdrait le cœur de sa femme.

Je regrette que M. Feuillet n’ait pas développé davantage le personnage de la jeune femme. À proprement parler, tout l’intérêt, toute l’attention se concentrent sur Mme de Vitré. Il s’agit de savoir si elle gagnera la partie ; quant à Mme de La Roseraie, arrivée à l’ennui par le désœuvrement, l’amour est pour elle plutôt une distraction qu’une passion. C’en est assez pour qu’il y ait péril en la demeure ; cependant le spectateur souhaiterait quelque chose de plus. Il est trop facile en effet de prévoir qu’elle ne luttera pas longtemps contre les conseils de Mme de Vitré, et qu’elle verra partir sans répandre une larme l’homme qu’elle croit aimer. M. Feuillet a trop de talent pour ne pas désirer qu’on lui dise la vérité tout entière. Aussi je ne crains pas de lui sembler trop sévère en insistant sur les fautes que je viens de signaler. Il y a une optique dramatique dont le poète doit tenir compte, s’il veut agir puissamment sur la foule. Les traits les plus ingénieux, les railleries les mieux aiguisées, ne remplaceront jamais au théâtre le dessin franc et hardi des caractères ; mais pour dessiner les types dont se compose notre société, il faut les épier dans la vie active, et ne pas chercher à les deviner. Ce qui donne tant de valeur à Rédemption, à Dalila, c’est que ces deux ouvrages révèlent une étude sincère de la passion. Ce qui place Péril en la demeure au-dessous de Dalila et de Rédemption, c’est que M. Feuillet n’a pas su ou n’a pas voulu faire pour la vie du monde ce qu’il avait fait pour la vie du cœur. Dans les deux compositions que je viens de rappeler, j’ai lieu de croire qu’il a suivi un guide plus sûr que sa fantaisie. Il avait pour point de départ un modèle vivant qu’il idéalisait. En écrivant Péril en la demeure, il a trop compté sur la finesse de son esprit, sur la forme élégante qu’il sait donner à sa pensée. Les spectateurs, par leur bienveillance, lui ont prouvé qu’ils lui tenaient compte de ses antécédens. Cependant je ne lui conseille pas de renouveler l’épreuve dans les mêmes conditions. Écrire pour être lu, écrire pour être écouté sont deux choses fort diverses. Je ne pense pas, comme le répètent à l’envi les hommes voués à l’industrie littéraire, que le style soit toujours inutile, parfois même dangereux au théâtre : c’est un de ces non-sens accrédités parmi les ignorans, dont les hommes studieux n’ont pas à s’occuper ; mais je crois que le style du roman, de l’ode ou de l’élégie ne convient ni à la comédie ni au drame. Dans la scène la plus passionnée, le poète doit toujours s’effacer derrière ses personnages et les laisser parler sans parler en son nom. Dans la scène la plus comique, l’auteur doit