Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle époque, couronnait une petite éminence à quelques toises de la mer. Il n’était pas facile d’en distinguer au premier abord les ruines, couvertes qu’elles étaient par une tunique de lierre et d’autres plantes grimpantes. Chaque crevasse de ces vieux murs semblait ne s’ouvrir que pour livrer passage à des bouquets de fleurs. Tout le pays à l’entour offrait la même teinte de riche verdure, et quoique le soleil fût déjà assez élevé sur l’horizon, l’ombre d’arbres immenses se dessinait en larges plaques sombres sur la prairie. Impossible, dans un semblable paradis, de rien imaginer qui ne fût doux, riant et suave. Il faut un cadre à chaque tableau, et une scène de meurtre et de violence entre cette mer, ce ciel, ces ruines tapissées de fleurs, ces prés et ces bosquets, eût été un crime de lèse-harmonie. On me dit que ce vieux château servait souvent de retraite aux brigands : je n’en crus rien. Cependant ceux de nos gardes qui devaient nous accompagner jusqu’à Tarabulus (Tripoli) nous pressaient de partir et nous rappelaient que nous avions encore dix heures de marche (c’étaient des heures de chameau) avant d’arriver à Tortose, où nous devions passer la nuit. Il fallut se rendre à leurs instances, et je m’éloignai de fort mauvaise grâce du vieux château, de son rideau de feuillage et de fleurs, de la verte prairie et de l’ombrage épais. Lorsqu’on quitte de tels lieux en Syrie, on se dit : « Je ne reverrai plus quelque chose de semblable ! » Il y a beaucoup de chances pour qu’il en soit ainsi, et cela est triste.

Ce fut une rude journée que celle qui suivit cette belle halte. De onze heures du matin à quatre heures du soir, la chaleur devint insupportable. Nous nous arrêtâmes quelque temps sous les murs de Baynas, ancienne ville dont les fortifications remontent à l’époque des croisades, et sont évidemment une œuvre européenne. Nous côtoyions la mer, et environ une heure avant le coucher du soleil, nous aperçûmes devant nous, à l’extrémité d’une langue de terre qui avance dans la mer, une masse noirâtre et découpée que l’on nous dit être Tortose. Près du promontoire et presque adhérente à la terre est une île appelée l’Ile des Femmes. On la nomme ainsi parce qu’elle est presque exclusivement habitée par les femmes, mères, sœurs ou filles, de pêcheurs et de marins qui passent leur vie sur les eaux. Nous prîmes courage à la vue de Tortose. — Nous n’y sommes pas encore ! dit sentencieusement l’un de nos gardes. — Rien de plus irritant qu’une pareille réflexion jetée au travers des espérances d’un pauvre voyageur abîmé de fatigue. Malheureusement j’avais acquis l’expérience des déceptions inséparables d’un voyage d’Orient, et j’étais forcée de me dire que le garde pouvait avoir raison.

La nuit vint rapidement : la lune ne parut pas, mais les nuits