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finie, que cette mer pénétrerait et embrasserait tout entière. C’est ainsi que je concevais la masse finie de vos créatures pleine de votre substance infinie. »

Il y avait là sans doute un sentiment juste, bien que très confus, de la distinction de Dieu et du monde, un effort remarquable pour sortir du dualisme en rétrécissant la sphère du mal et en la subordonnant au premier principe ; mais cette pensée d’un Dieu répandu dans l’espace à la manière d’un fluide est à coup sûr une pensée très grossière, et de toutes les espèces de panthéisme, c’est la plus éloignée de la vérité.

Voilà donc l’esprit de saint Augustin ballotté du manichéisme au scepticisme, et du scepticisme à une sorte de panthéisme. Parmi ces agitations et ces pensées contraires subsiste une erreur unique et fondamentale : Augustin n’a pas encore le sentiment des choses spirituelles. Son âme, opprimée sous le poids de la chair, assiégée par les fantômes d’une imagination africaine, est incapable de comprendre ce qui ne touche pas les sens. L’invisible et l’idéal, c’est-à-dire l’esprit, la liberté, la justice, l’âme immortelle et Dieu même, tout cela est couvert à ses yeux d’un voile épais. Ecoutons-le s’accuser d’avoir persisté jusqu’à trente et un ans dans cet esclavage de la chair et des sens :

« J’étais déjà hors de cette première jeunesse que j’avais souillée de tant de crimes et d’abominations, et j’entrais dans un âge plus mûr, mais où il m’était encore plus honteux de demeurer rempli de mes vaines imaginations, car je ne pouvais encore concevoir de substance d’un autre genre que celle qui frappe les yeux. J’étais pourtant fort éloigné de croire, mon Dieu, que vous eussiez un corps semblable au corps humain… mais bien que ce ne fût point sous la forme d’un corps humain que m’apparût votre nature, que je supposais inaltérable, immuable et incorruptible, et que je mettais par cette raison au-dessus de tout ce qui est capable d’altération, de corruption et de changement, je ne pouvais la concevoir que comme quelque chose de corporel qui remplissait l’espace, et qui, pénétrant toutes les parties de l’univers, s’élendait encore infiniment au-delà ; car tout ce qui n’avait pas cette sorte de grandeur et d’étendue me paraissait un pur néant…

« Ce qui entretenait en moi cette fausse imagination, c’est que mon œil intérieur était tellement débile et mes idées tellement asservies aux impressions des choses sensibles, que je ne voyais rien au-delà, et que je ne me voyais pas moi-même… »

Tel était, à trente et un ans, l’état de l’esprit d’Augustin. Or, ce qu’il importe essentiellement de remarquer, c’est que, loin d’être resté jusque-là étranger aux livres et aux doctrines du christianisme, Augustin tout au contraire en avait eu l’esprit constamment occupé, y revenant sans cesse et les repoussant toujours. Sans parler des instances perpétuelles et des larmes de sa mère, nous savons qu’au sortir de cette révolution morale que fit en lui l’Hortensius, il se jeta avec ardeur sur les saintes Écritures ; il les lut et les dédaigna. Ajoutez que depuis cette époque, il ne discontinua pas de rester en commerce avec les idées chrétiennes ; mais, il faut le dire nettement, ce ne fut pas de ce côté que vint la lumière, et cette religion sublime, qui plus tard fixa les pensées et les sentimens du grand docteur, ne put triompher alors de son matérialisme.