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semblait lui être naturelle, j’avais oublié et mon courroux et la cause qui l’avait allumé. Je regardais tour à tour cette femme si belle encore, si jeune et si charmante, un groupe de petits enfans qui jouaient à l’écart, gardant un silence qui trahissait une certaine crainte, et le père de famille, l’époux, le maître, enveloppé dans sa robe de chambre et dans sa mauvaise humeur. Je me souvenais de plusieurs ménages européens établis sur les mêmes bases, présentant le même contraste, et je me disais que la nature humaine est la même sous toutes les latitudes et sous tous les costumes.

Il fallut suivre sans cérémonie ma belle hôtesse dans la salle à manger, puis recevoir de ses blanches mains tout ce qu’il lui plut de m’offrir. Quelques instans après, je goûtais le repos le plus complet dans une chambre comfortablement meublée. Le lendemain, mon consul se montra d’humeur charmante. Il avait reçu pendant mon sommeil la lettre de ses beaux-frères annonçant mon arrivée, et dont un accident imprévu avait retardé la réception. Je partis donc de Tripoli très satisfaite du court séjour que j’y avais fait, et parfaitement réconciliée avec le digne consul, qui n’était, après tout, qu’un fort brave homme, un peu fantasque et très souffrant. Quatre heures de marche seulement nous séparaient de Badoun : le temps était beau et chaud, nos bagages étaient partis devant nous, selon notre coutume, et nous étions libres de toute inquiétude ; mais c’est précisément au milieu d’une complète sécurité que presque toujours les malheurs nous surprennent.

Il était impossible de s’égarer pendant la première partie de notre voyage vers Badoun, puisque nous ne devions pas quitter les bords de la mer ; mais la fatalité voulut que nous atteignîmes un promontoire à partir duquel la route s’éloigne de la mer, au moment même où la nuit éteignait jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule. Une autre circonstance fort malheureuse, et dont je ressentis les effets pendant toute la durée de mon voyage, ce fut d’avoir pour drogman un homme aussi vain qu’ignorant et stupide. De petite taille et fort laid, ce personnage, tour à tour obséquieux et arrogant, était d’origine européenne, puisqu’il était né à bord d’un vaisseau danois qui portait sa mère en Orient. Ce bâtiment était tout ce qu’il avait jamais connu de l’Europe, et la seule des langues d’Occident qu’il eût réussi à balbutier était l’italien. S’étant établi à Constantinople, il y était parvenu, je ne sais trop comment, à une position passable. Pendant la première année de mon séjour en Asie, je l’avais employé pendant quelques mois à ma ferme, puis je l’avais renvoyé dans un accès d’impatience ; enfin, l’ayant rencontré à mon passage à Angora, j’avais consenti à l’admettre de nouveau dans mon escorte. Depuis mon entrée en Syrie cependant, je m’étais aperçue que l’arabe ne