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Jeune-Irlande, est au fond moins révolutionnaire que le dernier boutiquier anglais. Il est révolutionnaire à la surface, dans l’accent, dans l’expression, en esprit et en principes, il est au pôle opposé. L’obstination des Irlandais dans le catholicisme n’est pas faite d’ailleurs pour leur conquérir les sympathies des radicaux. Ainsi ni les partis violens, ni les partis modères et sensés de la société moderne n’ont à compter sur l’Irlande, et celle-ci ne trouve chez eux qu’indifférence et tiédeur.

Par sa position même, l’Irlande ne peut attendre de l’esprit public les sympathies qu’excitent les infortunes des autres peuples. L’ombre de l’Angleterre s’étend sur elle. Le contraste entre la terre de la liberté, du commerce et de l’industrie et le pays de la misère, de la famine et des haillons est trop frappant pour ne pas égarer le sentiment des masses vulgaires. D’un côté, tout est activité, travail, opulence ; de l’autre, tout est paresse, abandon de soi, pauvreté. D’un côté règnent les principes en vertu desquels nous vivons tous, de l’autre règnent des principes qui sont contraires à notre existence. Qui ne préférerait l’Angleterre à l’Irlande, et qui oserait se prononcer pour l’Irlande contre l’Angleterre ?

Mais il y a encore une raison plus cachée et plus profonde. Nous avons aujourd’hui une manière de juger essentiellement prosaïque et bourgeoise. Nous pesons et nous mesurons les choses, les peuples, les races, comme nous pesons la houille ou comme nous mesurons les étoiles. Tout ce qui ne peut être étiqueté, classé, numéroté, n’a pour nous aucune valeur. Un homme n’a qu’une valeur productive et commerciale ; un peuple est d’autant plus grand qu’il produit davantage. La première nation du monde est celle qui fabrique et qui vend le plus. Les Américains nous ont donné dans ces dernières années la caricature de cette méthode matérialiste d’appréciation. Un honnête professeur d’agriculture d’Edimbourg, M. Johnston, raconte qu’étant entré un jour dans la boutique d’un boucher de je ne sais plus quelle ville de l’Union pour y voir différentes espèces de bœufs et de moutons, il fut distrait de sa contemplation économique par ces mots du boucher triomphant : N’est-il pas vrai que nous sommes un grand peuple ? Le même voyageur raconte qu’il lui tomba un jour sous la main un almanach de l’état de New-York. L’auteur de cette remarquable production populaire donnait le poids de chaque représentant de cet état, et les classait hiérarchiquement selon le nombre de livres que chacun pesait. — Un tel est un habile homme et fort intelligent, disait cet ingénieux almanach ; mais il ne pèse que cent vingt, tandis que cet autre pèse deux cent quatre-vingts ; c’est un solide représentant. — Ne rions pas trop de cette excentricité grossière ; nos jugemens ressemblent beaucoup à celui de l’almanach américain.