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une jouissance, donner le nom de savans à tous les hommes qui ont fait quelque combinaison mécanique, ou quelque observation empirique et de détail, c’est réduire la science au rôle que Bentham assignait à la justice. Qui de nous voudrait croire comme Bentham que la justice est une affaire de pure utilité ? Il en est de la science comme de la justice. Elle existe pour nous faire apercevoir les lois idéales et permanentes qui soutiennent le monde, pour en affirmer l’éternité. C’est là son vrai but, et ce but, en dépit de M. Macaulay, qui en effet a poussé la doctrine contraire trop loin, n’est pas contredit par la révolution baconienne. Bacon a transporté à la masse des hommes le privilège dont jouissaient quelques individus ; il a voulu que la science cessât d’être dédaigneuse, mais il n’a sans doute jamais voulu qu’elle fût considérée désormais comme la ménagère, la servante ou l’entremetteuse de l’humanité. Cette tendance matérialiste, amoureuse des détails, dédaigneuse de l’unité, cette rage de résultats pratiques, quelque mesquins et vulgaires qu’ils soient, ont surtout été poussées à outrance en Angleterre, et ont trouvé en France trop d’échos. La seule Allemagne, la mystique et spéculative Allemagne, au milieu de toutes ses erreurs, est restée fidèle à la haute mission de la science, et l’a toujours maintenue à une certaine élévation. Il faut donc féliciter M. Mitchel d’avoir soutenu la thèse contraire à celle qui a cours aujourd’hui, mais en l’avertissant qu’elle n’est rien moins que démocratique et révolutionnaire. La haine de l’Angleterre l’a heureusement servi cette fois.

Et cette haine le sert bien toutes les fois qu’il attaque l’Angleterre au nom d’un principe supérieur à l’utilité. Il y a de l’exagération, mais il y a aussi quelque vérité dans la critique qu’il fait de la politique anglaise, cruelle, implacable, prudente envers les forts, sans pitié envers les faibles, ne songeant à invoquer le droit que lorsque la ruse et la force n’ont point réussi, peu soucieuse de procéder par violence cependant, et ne s’y déterminant que lorsque cette violence peut être accomplie sans trop d’éclat. Ses railleries contre l’église anglicane, — objet de pure utilité pratique, et qui ne ressemble pas plus à une église véritable que la science empirique dont nous parlions tout à l’heure ne ressemble à la science véritable, — ces railleries sont amères et sensées. L’église établie en effet, avec sa belle liturgie, comme disent ses admirateurs, n’est qu’une sorte de manufacture de prières et d’oraisons, comme la maison Baring est une manufacture de lettres de change, comme Sheffield est une manufacture de coutellerie. La politique l’a fondée, la politique la maintient ; cette église accomplit un office social. Mais là où M. Mitchel se trompe, c’est lorsqu’il accuse la moderne civilisation anglaise de n’être pas chrétienne. L’Anglais en effet n’est pas chrétien par dévouement