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pontons de la république démocratique française : peut-être, avec sa santé délicate, son tempérament nerveux et irritable, n’aurait-il pas aujourd’hui l’occasion d’imprimer son volumineux torrent d’injures. Si M. Mitchel est mécontent de la manière dont les Carthaginois l’ont traité, il a le goût bien difficile.

Que faire en mer pendant une longue traversée ? Bâiller, rêver, lire, méditer des plans de vengeance, telles sont quelques-unes des occupations de M. Mitchel. Il trompe son ennui en dissertant sur le suicide et lord Bacon, sur M. Macaulay et sir Alexandre Burnes, sur la politique anglaise et le mérite des diverses autobiographies restées célèbres. Son journal est curieux pour nous en ce qu’il réveille le souvenir de choses passées maintenant à l’état d’histoire. Pendant que ce malheureux s’ennuie et trompe son ennui de son mieux sur les plaines sans fin de l’Océan, qu’autour de lui tout est calme et silence, qu’on n’entend d’autres bruits que le sifflement du vent à travers les cordages, les ordres des officiers, les jurons des matelots, que se passe-t-il dans cette partie du monde d’où il vient d’être banni ? Chacune des pages de ce journal porte une date célèbre. Le jour où il a écrit cette imprécation contre l’Angleterre, le prince Windischgraetz faisait bombarder Prague ; cette dissertation porte la date des journées de juin ; cette autre, celle de telle discussion fameuse au parlement de Saint-Paul ; cette dernière, celle de la malheureuse tentative de Smith O’Brien et de ses confrères. Il pense quelquefois à l’Irlande, lorsque sa haine de l’Angleterre lui laisse quelques momens de répit. Que vont faire ses amis ? Meagher est éloquent et ardent, mais il n’est pas assez prudent ; O’Brien est hardi et généreux, mais capricieux et intraitable. Le journal le Freeman se tiendra dans la légalité jusqu’à ce que l’orage soit passé ; le journal la Nation s’amusera à faire des dissertations girondines. Dillon et O’Gorman sont braves, mais ils ne sont pas assez exaspérés. Le prisonnier compte principalement sur Martin et Reilly pour accomplir l’œuvre qu’il a laissée derrière lui. Patience ; avant peu, il aura de leurs nouvelles à tous. Nous aurions mieux aimé, pour notre plaisir, que durant ces longues journées de traversée il eût pensé plus souvent à l’Irlande, à ses traditions, à ses mœurs, et qu’il se fût plus souvent promené sur le pont en murmurant quelque chant irlandais, comme celui qu’il murmura en vue des Bermudes :

L’Irlande est un pays hospitalier et riche en douces choses !
Ullagone dhu oh !
Il y a du miel dans les arbres là où s’étendent ses ombreuses vallées,
Et les sentiers des forêts sont en été rafraîchis par les cascades ;
Il y a de la rosée en plein midi et de fraîches sources dans les jaunes sables,
Sur les belles collines de l’Irlande bénie.
Ullagone dhu oh !