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O’Brien sauta dans la mer pour ne point perdre de temps. Lorsqu’il eut atteint le petit bâtiment, les trois traîtres qui le montaient lui montrèrent un constable armé d’un fusil, qui se tenait sur le rivage, et crièrent en même temps : « Nous nous rendons. » O’Brien refusa de se rendre, espérant que le constable ferait feu sur lui, mais les trois misérables se jetèrent sur leur prisonnier et le remirent entre les mains de son gardien. Depuis, il n’avait fait aucune tentative d’évasion, et il supportait fièrement sa destinée.

Un autre excellent type d’Irlandais est O’Reilly, caractère tout à fait différent de Smith O’Brien. Il ne se présente pas à nous en personne, mais il se dépeint lui-même sans y songer dans une longue lettre écrite des États-Unis à M. Mitchel, trop longue malheureusement pour être citée. Il est fort difficile de donner une idée de cette folle, étourdissante, agile, espiègle activité. Si un écureuil pouvait écrire, c’est sans doute ainsi qu’il écrirait. Cette lettre est un vrai phénomène ; elle ne contient réellement pas une pensée, et cependant chacun de ces mots est animé, chacun de ces mots est un geste, une grimace, une gambade, un éclat de rire. Il y respire je ne sais quelle turbulence insensée qui donne une sorte de vertige. On croit voir les bonds instinctifs de quelque gracieux animal des forêts, ou les jeux agiles et bruyans des souples lévriers. M. O’Reilly appartient incontestablement à la famille de ce capitaine celtique dont parle une ballade citée par M. Mitchel, et qui avait dans le sang de rouges éclairs. Il décrit une entrevue avec Kossuth, qui dut être fort désopilante, et à laquelle pour notre part nous aurions bien voulu assister. Figurez-vous ces deux étranges interlocuteurs, le celtique O’Reilly de Brefni-O’Reilly et le descendant des Tartares, gesticulant et criant à l’envi. « Kossuth s’agite beaucoup, dit M. O’Reilly ; il sautait sur sa chaise à la moindre contradiction, et gesticulait de la tête, des bras, des jambes, du visage, des yeux, de la barbe, du pouce et du cigare, appelant ainsi son corps tout entier au secours de sa terrible éloquence. » Comment gesticulait de son côté M. O’Reilly, sa lettre le dit assez. Dans son exil, il avait multiplié les efforts pour échapper à la pauvreté. Il avait rédigé un journal hebdomadaire, intitulé le Peuple, où il avait attaqué le principe américain de non-intervention. Le journal tomba bientôt. Les Américains ont conservé envers les Celtes la défiance traditionnelle des Anglo-Saxons, et « tous les lecteurs du journal jusqu’à mon tailleur inclusivement, écrit M. O’Reilly, souriaient et disaient : Très intelligent en vérité, mais Irlandais ! De leur côté, les prêtres me déclarèrent hérétique, de sorte que les servantes elles-mêmes se signaient à mon nom. C’est de cette manière que le journal tomba. » Il chercha ensuite un refuge dans le recueil intitulé Whig Review, et il essaya d’infuser dans ce journal conservateur quelques-uns de ses principes révolutionnaires à outrance. Les