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et ses accusations contre Verrès montrent celui-ci comme un amateur peu scrupuleux, mais passionné.

La possession des chefs-d’œuvre pouvait s’acheter par du sang et des victoires, deux choses qui ne coûtaient guère aux Romains ; mais l’intelligence de ces chefs-d’œuvre était plus difficile à acquérir. Mummius pouvait entasser des statues grecques sur ses vaisseaux, il pouvait, dans une inscription retrouvée à Rome, se vanter en vieux latin grossier d’avoir détruit Corinthe (delelo Corintho) ; il n’en était pas pour cela plus sensible au mérite de ce qu’il dérobait, et, dans l’ignorance de son orgueil, prescrivait stupidement que si on brisait les statues, on eût à les remplacer. Il fallut, pour que le génie insinuant de la Grèce pénétrât la rude écorce du génie romain, qu’il s’établit entre les deux un commerce intime et habituel ; il fallut que les Grecs vinssent à Rome. Ce que Rome connut d’abord de la Grèce, ce furent ses rhéteurs et ses philosophes, ou plutôt ses sophistes.

Un certain Malléotès était venu de la ville de Tralles, en Asie-Mineure, pour une réclamation dont cette ville l’avait chargé ; étant tombé malade, il se mit à donner chez lui des leçons de rhétorique, bientôt très suivies. D’autre part, dans les dernières années du VIe siècle, Athènes députa vers le sénat romain trois philosophes, Carnéade, Critolaus et Diogène, qui semblent avoir été surtout trois beaux parleurs, car Caton, qui demandait leur renvoi immédiat, les accusait de savoir persuader toutes choses : persuadenti quœlibet artis.

On sait avec quelle rapidité la contagion de l’éloquence, du savoir et du bel esprit se répandit parmi les Romains. Avant de suivre dans les monumens qui nous restent le contre-coup de cette irruption du génie grec dans leurs idées et dans leurs mœurs, j’ai besoin de m’arrêter un moment devant ces deux grands peuples, si différens par le caractère, qui étaient appelés à intervenir puissamment par des voies diverses dans les destinées l’un de l’autre, qui jusque-là s’étaient si mal connus et s’estimaient peu mutuellement. Ils étaient l’un et l’autre pénétrés du sentiment de leur supériorité et d’un dédain qui s’appuyait sur des motifs divers. Les Romains n’estimaient pas les Grecs, cette nation vouée à la frivolité [gens.dédita nugis), cette nation plus habile à parler qu’à faire, dit Tite-Live. Elle avait cependant accompli de grandes choses ; mais l’âge de la décadence s’approchait pour elle quand les Romains étaient encore dans l’âge de la force. Il faut entendre Marcellus, lorsque les habitans de Capoue viennent se plaindre de lui au sénat, exprimer combien il est indigne de lui de répondre à des Grecs : Groecis accusantibus. Ce sentiment n’empêcha pas que la passion et même l’engouement des lettres