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choc. Quand cette rencontre redoutable a lieu, on entend de sourds murmures, des craquemens et des grincemens aigus. Ces blanches plaines, tout à l’heure si unies et si monotones, s’agitent; la neige se met en mouvement et semble onduler; des fissures s’ouvrent dans toutes les directions; on entend les bruits les plus étranges, pareils à des voix et à des cris que les marins, dans leur langage toujours trivial, mais souvent pittoresque, comparent aux jappemens de jeunes chiens. Tout le long des fissures, les glaces se brisent avec fracas et s’élèvent en tables gigantesques : elles montent et s’élancent comme à l’assaut les unes des autres. Les parois, un moment soulagées par cette explosion, se rapprochent de nouveau et recommencent à presser l’une contre l’autre; de nouvelles ruptures se produisent, de grandes tables sont de nouveau rejetées; au bout de quelques minutes, l’horizon entier est sillonné par de longues murailles de débris. Tantôt ces murailles sont formées par des blocs à demi broyés et empilés au hasard, tantôt leurs assises rectangulaires ont des faces si nettement tranchées et sont si régulièrement superposées, que la pensée se refuse à y voir l’œuvre d’un cataclysme instantané et violent. C’est ainsi qu’on se figure, radieuses et diaphanes, les murailles d’émeraude du palais fabuleux d’Odin, où les guerriers du Nord, assis à la table de leur éternel festin, racontent leurs merveilleux exploits.

Les fissures de ces vastes surfaces sont bientôt ressoudées par le froid, et leurs parties, un moment séparées, se rattachent. A chaque rencontre avec une plaine flottante, elles se brisent de nouveau et se hérissent de nouvelles murailles. Une de ces îles, après un certain temps, n’est plus qu’une immense mosaïque composée de champs de glace de tout âge et de toute épaisseur, dont les divisions se trouvent marquées par de longues crêtes aux formes les plus singulières, et souvent assez élevées pour borner l’horizon.

Au printemps, quand la débâcle commence, et que les passages, longtemps obstrués, se débarrassent peu à peu, cette absence d’homogénéité favorise singulièrement la rupture des plaines de glaces et la séparation de leurs diverses parties. C’est alors surtout que la topographie de ces îles éphémères varie presque perpétuellement; aussitôt qu’une fissure se produit, des blocs détachés qui flottaient à leur partie inférieure remontent, et, comme des coins, maintiennent les séparations. La décomposition de ces grandes masses rend ainsi leurs mouvemens beaucoup plus faciles, et ces mouvemens à leur tour, par les chocs qu’ils produisent et les ruptures qui en sont la suite, accélèrent cette décomposition.

Ce sont les glaces superficielles qui font courir aux navires les dangers les plus sérieux et les plus permanens; mais ils ont encore