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même par la réunion tant souhaitée de la Norvège. À ce double titre de candidat vraiment national et de réparateur présumé des pertes douloureuses qu’on avait récemment subies, le prince ralliait toutes les sympathies du peuple suédois, moins celles de la petite fraction aristocratique qui restait attachée à la famille de Gustave IV. Les rumeurs sinistres qui avaient précédé l’événement du 28 mai se réveillèrent. Là où il semble aujourd’hui prouvé qu’il y eut simplement une cause naturelle, une attaque d’apoplexie, l’opinion publique voulut trouver l’effet du poison. Les Norvégiens affirmèrent que Charles-Auguste, bien portant avant son arrivée en Suède, avait tout à coup perdu, après avoir passé la frontière, sa santé et son ardeur, et ils attribuaient ce prétendu changement à un poison lent qu’on lui aurait fait prendre dans un repas, au commencement du voyage. Ces soupçons, partagés par les Suédois, s’aigrirent de tout le venin que recèlent les passions politiques dans un temps d’anarchie et de désastre ; la capitale devint une arène qui retentit de menaces sauvages et ne tarda pas à être ensanglantée. Des placards affichés par des mains inconnues excitaient l’effervescence populaire ; en voici un :


« Au peuple, vengeur de Charles-Auguste. — Peuple, l’heure de la vengeance va sonner. Les vrais et bons Suédois ont juré ensemble de mourir ou de venger la mort de Charles-Auguste. Dimanche prochain, quand sonnera la prière du soir, rassemblez-vous sur la grand’place ; vous y trouverez des chefs avec un plan que votre courage, voire force et votre union sauront exécuter. Mort et vengeance ! voilà votre devise. »


Un autre désignait déjà les victimes :


« Suédois ! notre prince est mort par le poison, et nous devons venger sa mémoire. Quelques grands personnages se sont faits les anneaux de cette chaîne de crimes. Réveillez-vous, Suédois ! Il y a encore une lueur de salut ; mais ne la laissez pas s’éteindre… Il faut que le sang soit versé. Vous ne devez plus souffrir les infamies des grands ; la vraie force, vous l’avez dans vos bras fermement unis. Levez-vous, et bientôt vous verrez tomber l’homme aux crachats ;… n’épargnez pas non plus la malicieuse comtesse. »


Et quelques jours après, le 20 juin, jour néfaste dans les annales de la Suède, le beau Fersen, le chevaleresque défenseur de Marie-Antoinette, devenu l’objet de l’exécration populaire, l’homme aux crachats, saisi par la foule furieuse pendant les obsèques du prince royal, était dépouillé, insulté honteusement, poursuivi dans la maison où il cherchait un refuge, jeté nu par les fenêtres, écrasé sous les pieds des furieux, déchiré et mis en pièces ; puis les restes de son cadavre étaient jetés dans la fosse aux criminels. Tout cela se passait en présence d’une compagnie de soldats qui ne prit point