Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa tête fine et spirituelle un aussi grand nombre d’années légères, il chante toujours plus dispos que jamais et ne s’imposera silence, assure-t-on, que lorsqu’on ne voudra plus l’écouter. Nous aimons à croire que cette déconvenue n’arrivera jamais ; mais pourquoi s’y exposer ? Que manque-t-il donc à M. Auber pour finir paisiblement une carrière déjà longue et illustrée par tant de charmans chefs-d’œuvre ? Il a tout ce qu’on peut demander à la fortune, une place éminente à la tête de l’école française, une gloire incontestée et le respect de tous. J’entends bien la réponse que pourrait nous adresser l’auteur de la Muette et du Domino noir : — j’ai assez longtemps fait de la musique pour amuser les autres, il doit m’être permis d’en faire maintenant un peu pour mon plaisir. À Dieu ne plaise que nous contestions à M. Auber un droit si légitimement acquis ! Nous persistons à croire cependant qu’il y a plus de force et de courage à s’arrêter à temps qu’à prolonger un beau discours suffisamment entendu. En déposant la plume après avoir écrit Guillaume Tell, Rossini a prouvé, qu’il n’avait pas moins d’esprit que de génie. C’est un cheval fougueux qui s’arrête court au milieu de la carrière, en dédaignant les excitations de la foule ébahie. À moins d’avoir une vieillesse forte et passionnée comme celle de Gluck, qui à l’âge de soixante-cinq ans donna son plus beau chef l’œuvre, Iphigénie en Tauride[1], nous pensons qu’il faut laisser un intervalle entre la dernière chanson et l’heure suprême, et ne pas oublier ces jolis vers de Voltaire :

Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours ;
Mais sa voix n’a plus lieu de tendre,
Il ne chante plus ses amours.

Quoi qu’il en soit de nos craintes respectueuses, voici un nouvel opéra-comique en trois actes, dû à la collaboration antique et spirituelle, de MM. Scribe et Auber. Qu’est-ce que Jenny Bell ? Tout ce que vous voudrez, la Sirène, l’Ambassadrice, le Concert à la Cour, enfin un sujet que M. Scribe a tourné et retourné cent fois. Jenny Bell est donc une cantatrice, anglaise cette fois, qui au milieu du XVIIIe siècle faisait les délices de Londres. Pauvre orpheline, elle fut recueillie par un inconnu et placée dans une pension où elle a reçu la meilleure éducation. Au comble de la célébrité et de la fortune, adulée, adorée et respectée de tous, elle retrouve son bienfaiteur dans la personne du duc de Greenwich, devenu amiral et ministre. Par un stratagème qui est aussi connu que le théâtre de M. Scribe, il arrive que Jenny Bell se sent le cœur touché par un jeune compositeur obscur, qui vient implorer sa protection. Il se trouve encore, que ce jeune compositeur n’est autre que Mortimer, le fils unique et l’héritier du duc de Greenwich. On entrevoit le combat de générosité qui s’établit entre la cantatrice vertueuse et le grand seigneur, combat qui se termine par un bon mariage de Jenny Bell avec Mortimer. Sur cette donnée assez vulgaire, M. Scribe a brodé une suite de scènes qu’on voit défiler sans trop d’ennui, grâce à la musette de M. Auber. L’ouverture, est un de ces petits morceaux de symphonie que M. Auber compose

  1. Représenté à l’Académie royale de Musique le 18 mai 1779.