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de la longue bascule d’un puits ou le bruit d’un chariot vide, dont le cheval, excité par la voix sonore du conducteur, ébranle en passant les rondins du pont. Quant à la population qui vit au sein de ces pauvres villages, elle réunit des qualités morales et physiques fort remarquables. Grâce à des formes sociales précieusement conservées, le paysan russe n’a vraiment pas son pareil dans le monde ; il n’a rien de l’air contraint et grossier des paysans occidentaux. »

Ainsi parle M. Hertzen, et l’on doit reconnaître qu’en faisant cet éloge des campagnes de son pays, il n’est véritablement pas allé trop loin. Les groupes d’isbas russes et leurs paisibles habitans forment sans contredit un ensemble original et poétique. C’est dans ce monde naïf et sauvage qu’on peut saisir quelques-uns des traits primitifs et caractéristiques de la société moscovite. Comment se fait-il pourtant que les tableaux de mœurs rustiques aient été pendant longtemps si rares en Russie ? La réponse à cette question est dans l’histoire même de ce pays. Les grandes crises qui ont fait reparaître l’élément national dans la littérature russe sont de date toute récente. Depuis le XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, l’expression de la vie populaire y est absente en quelque sorte. On la trouve çà et là dans quelques essais dont les auteurs sont restés inconnus, et dont les érudits seuls se souviennent. Ces essais sont presque tous antérieurs au lègue de Pierre le Grand. Au XIXe siècle seulement, le peuple russe retrouve des conteurs, grâce à l’impulsion que les événemens politiques du règne d’Alexandre donnent à l’esprit moscovite. Résumer dans ses traits principaux l’histoire des conteurs populaires de la Russie et donner une idée des récits d’un écrivain qui représente dignement cette famille trop peu nombreuse, ce ne sera pas seulement étudier une curieuse tentative littéraire : ce sera aussi pénétrer par quelque côté dans la vie sociale d’un pays d’où nous arrivent à peine de bien rares écrits ; ce sera nous éclairer sur quelques-unes des causes de la faiblesse et de la grandeur de l’empire russe.


I

Bien avant le règne de Pierre le Grand, la Russie eut ses chants et ses légendes populaires, qu’on aimait à répéter dans les maisons des grands comme dans les plus pauvres chaumières. Cependant ces naïves productions n’ont pas toujours un cachet précisément national. Nos romans de chevalerie, traduits probablement du tchèque ou du polonais, circulaient dans les campagnes, et l’Histoire d’Octavien, la Belle Maguelone, le Livre de Mélusine, transportés dans la langue russe, ont gardé leur physionomie étrangère, sans avoir aucun