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procéder ainsi, c’était affaiblir la portée d’un mouvement qui eût pu atteindre à quelques résultats utiles, s’il se fût maintenu dans le domaine des réalités sérieuses ? M. Grigorovitch a payé un tribut à cette tendance passagère ; mais s’il faut regretter que ses récits y aient perdu en vérité, on ne peut qu’applaudir au sentiment généreux dont cette erreur est après tout le témoignage.

Les dernières compositions de M. Grigorovitch ne soulèvent heureusement pas la même objection. Ce qu’il faudrait y relever, ce serait plutôt une tendance qui ne s’accorde guère avec le principe fondamental de l’école nouvelle ; l’imitation étrangère va laissé plus d’une trace. Les Chemins de traverse, roman assez volumineux, publié il y a peu d’années et composé d’une suite d’études détachées, rappellent visiblement le Pickwick’s Club de Dickens. Dans une de ses plus récentes compositions, Une Soirée d’hiver, figure un joueur de clarinette qui semble aussi emprunté aux romans du conteur anglais. Il faut reconnaître toutefois que si le cadre adopté rappelle l’auteur anglais, les détails et les types principaux sont entièrement russes. Dans les Chemins de traverse, par exemple, M. Grigorovitch a groupé plusieurs types qui appartiennent tous à la classe des petits propriétaires. Ce livre nous déroule une vaste galerie de portraits, auxquels on ne peut reprocher que d’offrir des calques un peu trop serviles de la réalité. Toutes ces physionomies ont beau être vraies, elles n’en sont pas moins insignifiantes et vulgaires. Ce qui rachète ce défaut, c’est l’ampleur de la conception destinée à relier tant d’épisodes et de figures diverses. On retrouve d’ailleurs dans les détails ce mérite d’exactitude pittoresque propre à l’auteur d’Antone Gorémyka[1]. Dans d’autres récits, M. Grigorovitch s’est souvenu un peu des romans villageois de George Sand ; mais il a poussé dans cette voie la réminiscence bien moins loin que d’autres conteurs russes d’aujourd’hui. M. Pisemski est à cet égard bien plus répréhensible, et un écrivain mort depuis peu, M. Kokoref, avait donné en plein dans ce travers. Enfin M. Avdeïef, dans son Serpent de Feu, petit roman prétendu populaire, avait exagéré l’imitation jusqu’au ridicule, et ce n’était pas à la vie russe, c’était à la Petite Fadette qu’il avait emprunté les détails de ce récit. On peut s’expliquer cette manie, si l’on se rappelle que le monde qui brille dans les

  1. Malgré le succès qu’ont obtenu ses études sur les paysans russes, M. Grigorovitch paraît avoir renoncé pour le moment à nous en parler ; il se borne à étudier la classe populaire des grandes villes. La dernière production qu’il vient de publier dans un des recueils littéraires de son pays est intitulée Svistoulkine. Le personnage que nous y voyons figurer est assez curieux : c’est un dandy de bas étage, produit de cette civilisation toute superficielle qui descend peu à peu des classes supérieures de la société russe dans la bourgeoisie et le peuple.