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il emmène son cheval à la ville voisine : triste voyage, animé toutefois par quelques rencontres qui fournissent à M. Grigorovitch l’occasion de mettre en relief certains traits curieux de la vie du serf et du paysan libre en Russie. Le contraste de la bonne humeur du paysan libre et de la tristesse résignée du serf est vivement rendu, par exemple, dans la scène que nous allons citer.


« Comme Antone s’avançait, il entendit retentir devant lui un refrain joyeux, et bientôt après il aperçut, au détour de la route, deux jeunes gens qui marchaient d’un pas dégagé dans la même direction que lui. L’un d’eux, celui qui paraissait le plus âgé, avait les cheveux et les yeux noirs comme jais ; l’autre était blond, et sa barbe était naissante. Ils portaient des tuniques courtes en peau de mouton et encore couvertes de craie[1], des casquettes de bourgeois à visière, ornées sur le devant d’une plume de paon. Chacun d’eux avait une paire de bottes neuves qui lui ballottait sur le dos. Enfin l’un et l’autre avaient à la bouche une petite pipe avec une garniture de cuivre.

« À peine Antone les eut-il atteints, qu’ils s’arrêtèrent, et l’aîné d’entre eux lui cria en montrant une rangée de dents blanches comme des perles : — Bonjour, frère paysan, veux-tu nous prendre en croupe ? — Après quelques plaisanteries sur sa monture, plaisanteries auxquelles Antone répondit aussi gaiement qu’il put, le plus jeune des deux, Matiouchka, prit la parole à son tour :

« — De quel endroit Dieu t’amène-t-il, homme du Christ ?

« — Nous sommes du village de Troskino, répondit Antone en soupirant, et vous ?

« — Nous ? du village de Doubinovka, près du bourg de Khvorostinovka, commune de Kalotilovka[2], répondit sérieusement le jeune gars à la barbe noire.

« — Ah ! diables que vous êtes ! dit Antone. Mais quel est votre métier ?

« — Tu veux le savoir ? Arrivés dans un village, nous frappons à grands coups de gourdin à une fenêtre. — Eh ! vous toutes, disons-nous, femmes, jeunes filles et maîtresses de logis, avez-vous de l’ouvrage à nous donner ? Si vous en manquez, servez-nous au moins de la braga[3] ; nous sommes de bons vivans.

« — Vous êtes sans doute tailleurs ?

« — Oui, et de fameux lurons ! Allons, Seneka, cria le jeune paysan à son camarade, tu es donc endormi ; entonnons quelque chose.

« Ils se mirent à chanter. Antone les écouta en silence.

« — Combien payez-vous d’abrok ? leur demanda-t-il d’un air soucieux dès qu’ils eurent cessé.

« — Pas un kopeck, lui répondit l’un d’entre eux.

« — Comment cela ?

  1. Toutes les touloupes sont blanchies avec de la craie, lorsqu’on les met en vente.
  2. Ces trois mots sont dérivés des suivans : doubina, massue, khvorost, fagot, kolotilo, battoir.
  3. Moisson faite d’orge et de millet.