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« — Mais oui, frère, nous sommes libres, nous vivons sans souci et sans maîtres. — Et ils se mirent à chanter de plus belle. Les voyageurs avaient atteint un monticule au sommet duquel était un cabaret, et ils s’arrêtèrent.

« — Allons, crièrent les tailleurs à Antone, descends, il faut nous rafraîchir le cœur ; voici Justement une apothicairerie de l’état[1].

« — Non, merci, frères ; vrai, je vous remercie, répondit-il en détournant les yeux et en se grattant la nuque.

« — Ah ! ne fais donc pas le dégoûté ; allons boire ensemble à notre rencontre ?

« — Je n’ai pas le temps, je ne suis pas comme vous, moi. D’ailleurs je n’ai pas d’argent.

« — Le beau malheur ! tu laisseras quelque chose en gage, et tu le prendras en repassant.

« Antone était sur le point de succomber ; mais après quelques instans de lutte, il reprit avec force : — Non, avec l’aide de Dieu, je n’entrerai pas.

« — Tu ne bois donc pas ?

« — Si fait, mais je n’irai pas. — Et fouettant son cheval, il s’éloigna rapidement. »


Comment Antone arrive à la ville, comment il hésite à se séparer de son cheval malgré les marchés favorables qu’on lui offre, comment il est introduit par un compagnon officieux dans une auberge où on doit le loger à crédit, ce sont des incidens trop complaisamment développés peut-être par M. Grigorovitch. Entrons tout de suite dans l’auberge où doit séjourner Antone. Le pauvre serf, une fois installé dans ce triste gîte, y est victime de la confiance qu’il s’est trop hâté d’accorder à son complaisant introducteur. L’hôte, dont cet homme est le complice, accueille sans difficulté le paysan souffre-douleur ; échauffé par quelques libations d’eau-de-vie, celui-ci ne tarde pas à s’endormir. La nuit s’écoule ; mais à peine le jour commence-t-il à poindre, que des gémissemens réveillent en sursaut tous les dormeurs. C’est Antone qui pousse ces cris ; il est dans le plus profond désespoir, il s’arrache les cheveux et se tord les bras. On l’entoure, et il entraîne tous les spectateurs au fond de la cour, à la place où il avait attaché son cheval ; elle est vide. Qui peut avoir commis ce vol ? L’hôte est interpellé avec vivacité par tous les assistans, que la douleur d’Antone fait sortir de leur calme habituel. L’aubergiste paraît d’abord un peu décontenancé par ces vociférations : il essaie néanmoins de se justifier, et donne à entendre que le paysan dont Antone était accompagné, et qui a disparu, peut bien avoir fait le coup ; mais il ne le connaît pas. — « Que faire ? s’écrie Antone ; je suis perdu, ruiné sans retour, moi, ma femme et nos pauvres orphelins. L’intendant va me dévorer. — Cours

  1. C’est ainsi que les hommes du peuple désignent quelquefois ironiquement les cabarets et raison de la protection que leur accorde le gouvernement.