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court à tout instant vers l’Oka, dont la surface est encore couverte de glace, et chaque fois qu’un groupe de paysans paraît de l’autre côté de la rivière, la vieille Anna pousse des cris de joie que le pêcheur écoute en haussant les épaules. L’auteur met à ce propos en scène des paysans russes aux prises avec le danger et le bravant avec la froide insouciance qui les distingue.


« Une bande de ces ouvriers villageois qui parcourent la Russie dans tous les sens s’avance sur la glace. Le trajet est des plus périlleux ; la chaleur a déjà fait fondre la glace, et ils enfoncent souvent jusqu’aux genoux dans l’eau qui la couvre. Des crevasses et des Irons les arrêtent à tout moment, et ils font de grands détours pour les éviter. Pendant qu’ils marchent ainsi, au risque de voir la glace se rompre sous leurs pieds, la vieille Anna et les femmes des jeunes pêcheurs leur crient à tue-tête de prendre tantôt à droite, tantôt à gauche, mais ils ne tiennent aucun compte de ces charitables avertissemens. Celui d’entre eux qui est en avant paraît chargé de diriger la bande ; tous les autres marchent avec une entière confiance sur les traces de ce conducteur, espèce de colosse qui s’avance d’un air résolu, avec une énorme scie suspendue à son épaule droite.

« Lorsqu’ils eurent franchi la moitié de la rivière, Gleb lui-même ne put retenir un cri d’effroi en voyant la direction qu’ils allaient prendre. — Arrêtez ! s’écria-t-il. N’allez point par là ! — Le chef de la bande s’arrêta, et tous les autres en firent autant. — Que dites-vous ? cria le conducteur.

« — Ne prenez point par là, reprit Gleb ; vous vous noierez. Hier une charrette s’y est enfoncée.

« L’homme à la scie recula de quelques pas, et redressa son bonnet. Puis il jeta les yeux à droite ; une vaste nappe d’eau couvrait la glace dans cette direction. Il tourna la tête à gauche ; l’eau s’y étendait encore plus loin. Il redressa de nouveau son bonnet, fit sonner la lame de sa scie, et continua de marcher en ligne droite avec un calme parfait, mais en s’arrêtant de temps à autre pour tâter du pied la glace couverte d’eau sur laquelle il s’avançait. Tous ses compagnons le suivirent sans faire la moindre observation. Les prédictions du pêcheur ne se réalisèrent pas ; ils gagnèrent tous le rivage sans le moindre accident. »


Après bien des jours d’attente, signalés par des incidens pareils, Petre et Vassili paraissent enfin, l’un presque méconnaissable, tant sa physionomie, déjà sombre avant le départ, est devenue sinistre, l’autre toujours souriant comme autrefois. Les deux jeunes gens sont reçus d’abord par leur mère, puis par le pêcheur ; mais leur attitude, tour à tour hautaine et familière vis-à-vis d’Anna, est singulièrement respectueuse vis-à-vis de Gleb.


« Lorsque Pierre aperçut sa mère, sa femme et son enfant qui accouraient à sa rencontre, il ne manifesta aucune joie de les revoir. Arrivé dans la cour, il commença par jeter à terre le sac qu’il avait sur les épaules, et posa dessus son bonnet. Cela fait, il embrassa les deux femmes avec autant de calme