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il faisait commerce de toutes choses. On pouvait acheter chez lui une vache et un quarteron de beurre, une voiture de poissons salés et une poignée de goujons secs, du goudron, de la graisse, des touloupes, des clous, du sel, des mouchoirs imprimés, des chandelles, des roues, en un mot tout ce dont un paysan fait usage. Quoiqu’il n’honorât jamais de sa présence les assemblées communales, aucune affaire ne se concluait sans lui. On venait le consulter ; il ouvrait sa bourse à tous ceux qui s’adressaient à lui, pourvu qu’ils lui donnassent en gage un objet quelconque, qui surpassait de beaucoup, bien entendu, la somme qu’il avançait, et ces nantissemens restaient presque toujours entre ses mains. Il n’en agissait ainsi toutefois que dans le cas d’emprunts considérables. Ordinairement, lorsqu’un paysan s’adressait à Guérasime dans un moment de gêne, celui-ci lui prenait sa tunique de gala ou le mouchoir de soie de sa femme, et lui proposait des patins de traîneau ou tout autre objet usuel dont l’emprunteur se défaisait à moitié prix. S’il revenait à la charge, Guérasime l’obligeait encore de la même façon, et au bout de quelques mois tout le ménage du pauvre paysan était entassé dans les vastes hangars de notre aubergiste. Personne néanmoins n’osait se plaindre de Guérasime ; le paysan n’attaque point plus puissant que lui ; au village, la crainte fait toujours taire l’envie. Jamais Gleb n’avait eu besoin, bien entendu, de recourir à l’aubergiste. Comme tous les paysans qui savaient se suffire à eux-mêmes, il le considérait avec une parfaite indifférence, quoiqu’il sût fort bien ce qu’il fallait penser de lui. À peine l’eut-il aperçu, qu’il traversa le groupe d’ivrognes qui se tenaient sur l’escalier de l’auberge en chantant à tue-tête, et lui demanda s’il ne connaissait pas un bon ouvrier. L’aubergiste lui répondit d’une manière évasive ; mais un des assistans parla d’un nommé Sakhar qui devait se trouver sur la place du bourg. Notre pêcheur se transporta aussitôt en ce lieu avec l’officieux paysan. Ce n’est pas sans peine qu’ils traversèrent la foule bruyante qui se pressait de tous côtés autour d’eux. À peine étaient-ils arrivés sur la place, qu’un spectacle assez étrange frappa les yeux du vieux campagnard.

« Un grand nombre de spectateurs des deux sexes étaient rangés en cercle autour d’un ours au poil roux paresseusement étendu à côté de son conducteur, Tatar borgne dont la tête rasée était coiffée d’une vieille calotte. Tenant d’une main la longue chaîne qui aboutissait aux narines de l’animal, il frappait de l’autre sur un tambour d’écorce ; un autre Tatar, qui remplissait la fonction de kozilalnik, raclait un violon et accompagnait cette musique sauvage des plus bizarres contorsions. Ils étaient l’un et l’autre fortement pris de boisson ; plusieurs chtofs vides étaient couchés à quelque pas d’eux, près d’un vieux sac, sous Lequel reposait la chèvre qui faisait partie de la troupe. Plusieurs jeunes gens, des ouvriers en goguette, dansaient et chantaient à tue-tête au milieu du cercle ; l’un d’eux s’accompagnait d’un accordéon : le public les excitait de la voix et du geste. »


Mais Sakhar est absent ; il est allé chercher de l’eau-de-vie à l’auberge pour régaler les Tatars et les danseurs. Au bout de quelques instans, il reparaît, et il n’apporte point d’eau-de-vie. Toutes ses instances ont été inutiles ; l’aubergiste n’en donne point à crédit, et