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invités, venus pour assister à une fête populaire. Les assignats pleuvent dans sa casquette, et les applaudissemens les plus flatteurs accompagnent chacun de ses refrains. Désormais Sakhar ne doute plus de son mérite et obéit à tous les entraînemens de son amour-propre. Son humeur changeante le pousse par malheur d’atelier en atelier ; sa prodigalité le réduit à la misère, et c’est alors qu’il est entré au service de Gleb.

Les premiers jours se passent bien. Sakhar ne trompe point les espérances de Gleb ; c’est un ouvrier modèle. En homme prudent, il veut d’abord observer le caractère du maître, il ne songe nullement à braver le mécontentement de Gleb ; il sait de reste que si celui-ci venait à le renvoyer, il ne trouverait point d’ouvrage ailleurs, car sa réputation est faite. D’ailleurs Gleb, qui tient à le garder jusqu’à l’entrée de l’hiver, ne lui refuse jamais les avances qu’il lui demande sur son salaire. Par ce moyen, il est sûr de le retenir jusqu’à l’époque où il n’aura plus besoin de lui. Sakhar ne tarde pas cependant à se lier avec Gricha et à exercer sur lui une fâcheuse influence. Il garde complaisamment le bateau pendant que Gricha fait des visites nocturnes à la fille de Kondrati. Un jour que Gleb est allé couper des branches de saule dans le bois, le vieux Kondrati vient le trouver et lui apprend d’une voix altérée que Gricha a abusé de l’inexpérience de sa fille. Gleb promet d’infliger au coupable une sévère correction. Kondrati l’apaise ; il lui fait comprendre qu’un mariage est le seul moyen de réparer cette faute. Gleb y consent, et Gricha n’est même point consulté ; on lui signifie qu’il épousera Dounia, et le jour de la cérémonie est fixé.

La vie de famille va donc commencer pour Gricha, mais sous de tristes auspices. Les noces sont célébrées avec la gaieté bruyante propre à ces solennités en Russie. Le lendemain de la fête, la maison du pêcheur reprend son aspect accoutumé. L’automne arrive, et Gleb donne congé à Sakhar. Le nouveau marié accompagne son ami jusqu’aux bords de l’étang, et dans ce trajet Sakhar ne dément point son caractère ; il marche en sifflant, d’un air décidé et ne paraît nullement soucieux de l’avenir, quoique par le fait il ignore complètement ce que le sort lui réserve. En prenant congé de Gricha, il retrace sous les plus brillantes couleurs l’existence qu’il va mener et s’apitoie très sincèrement sur la triste condition de son jeune ami. Ces dernières paroles bouleversent l’esprit de Gricha. Il se trouve en effet le plus malheureux des hommes, et lorsqu’on remettant le pied sur le rivage il y aperçoit Dounia, qui l’attend pour lui donner une commission dont Gleb l’avait chargée, l’expression inquiète et sombre de ses traits épouvante la jeune femme.

Une année s’est écoulée. Dounia mène la vie laborieuse des femmes