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que les populations des campagnes cherchèrent par tous les moyens à recouvrer leur ancienne indépendance. Il fallut céder cependant, et on doit reconnaître que des considérations d’intérêt public justifiaient les mesures prises pour soustraire le paysan à l’influence de ses habitudes nomades. C’est au XVIIIe siècle que l’institution du servage fut détournée de son but véritable, et que les seigneurs étendirent peu à peu leur domination sur les paysans au-delà des limites fixées par la législation. On serait tenté de croire que les changemens introduits dans les mœurs des classes supérieures par la politique de Pierre le Grand furent favorables aux paysans ; il n’en fut rien. Les grands propriétaires prirent de plus en plus l’habitude de vivre dans les villes, au sein d’un luxe ruineux ; ils se firent remplacer par des intendans, et ceux-ci, obligés de fournir sans cesse aux prodigalités de leurs maîtres, pressuraient les paysans avec une dureté jusqu’alors sans exemple. En parcourant l’Europe ; qu’ils connaissaient à peine, les seigneurs russes apprirent bientôt qu’une meilleure administration de leurs biens pouvait en augmenter les revenus ; ils revinrent dans le pays plus exigeans que jamais, et des intendans étrangers, habitués aux procédés de la culture occidentale, mais infiniment plus cruels que les indigènes, furent chargés d’exploiter les terres. Pendant longtemps le gouvernement ne fit rien pour combattre ces abus. Catherine II est la première qui prit en main la cause des serfs. Enfin, à partir des premières années de ce siècle, le gouvernement commença à introduire dans ses propres domaines des réformes favorables aux paysans, et en 1803 il constitua la classe des agriculteurs libres, qui tend à favoriser l’émancipation. Les affranchissemens individuels furent encouragés, et il arriva même plus d’une fois que le gouvernement contraignit des seigneurs à libérer des serfs qui, grâce à des passeports délivrés par leurs maîtres[1], avaient acquis une certaine aisance dans l’industrie ou le commerce. L’usage odieux de vendre les paysans sans les terres fut déclaré contraire aux lois, et les seigneurs n’eurent plus le droit d’appliquer de leur propre autorité des châtimens corporels ; ils furent tenus de confier ce soin à la police. Bien que ces mesures aient rencontré d’assez graves obstacles dans le mauvais vouloir de certains propriétaires, on ne peut

  1. On sait que les soigneurs ont le droit de donner des passeports à leurs serfs. Ceux-ci en profitent pour se livrer à diverses professions et apportent ou envoient annuellement à leurs maîtres la redevance qu’ils se sont engagés à paver, et qui varie suivant l’état qu’ils exercent. Il y en a qui acquièrent des fortunes considérables dont ils jouissent comme s’ils étaient libres ; mais les petits propriétaires spéculent d’ordinaire sur le talent des serfs auxquels ils accordent des passeports et leur imposent des charges très lourdes. Le nombre des serfs seigneuriaux s’élève a 20,612,150 dans tout l’empire.