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condition, solitude forcée, légers froissemens d’un susceptible amour-propre, petites souffrances incessamment renouvelées, petites humiliations durement senties, sourd ressentiment contre la destinée et les hommes, dépendance impatiemment supportée, j’ai vu tous ces chagrins vulgaires ruiner comme des mites cet arbuste gracieux, sucer sa sève et piquer ses fleurs. N’est-ce pas que nous l’avons tous connu ? Nous savons quel dépit a imprimé sur son front cette ride imperceptible, et à quelle illusion déçue il doit cet air mélancolique. L’ambassadeur dont il nous parle l’a beaucoup tracassé ; il a eu beaucoup à souffrir de ses emportemens, de ses sourires d’imbécile, de ses froides réprimandes, de sa supériorité usurpée. Il ne pouvait s’empêcher de comparer sa nature à celle de son supérieur officiel, et de faire la réflexion que, s’il y avait inégalité entre elles, cette inégalité était à son avantage, et que lui, Werther, était le réel supérieur. Cette réflexion le torturait d’autant plus à chaque humiliation nouvelle, qu’il se rappelait avec quelle douceur, lui, le pauvre employé, traitait ses inférieurs, et qu’il osait à peine leur faire une observation lorsqu’ils avaient mal ciré ses bottes ou brossé ses habits. La brutalité des puissans, la froide cruauté mondaine blessaient toujours à coup sûr cette nature délicate et sensible à l’excès. Aucune piqûre, si légère qu’elle fût, ne manquait son effet. Enfin, lorsqu’éclata l’orage qui devait l’emporter, il était prêt pour la mort. Il ne fallait qu’une occasion pour terminer ce drame, et elle se présenta heureusement. Nous disons heureusement, et en effet concevez-vous Werther vieillissant au milieu de ces tracasseries et de ces ennuis, sa mélancolie poétique se changeant en humeur chagrine, Werther devenant aigre, grognon, insociable ? Il vaut mieux qu’il soit mort jeune, car il reste fixé dans notre souvenir avec son attitude juvénile, avec sa grâce et son éloquence, avant qu’aucun défaut trop prononcé nous ait appris à moins l’aimer et à parler de lui avec un sourire ironique. Un vieux Werther, quelle déplaisante image s’éveille en nous à ces mots ! Un vieux Werther ! cela ressemble presque à un paradoxe.

Oui, Werther est bien un type vrai et vivant. Il n’est pas vrai d’une vérité éternelle, comme les créations de ici autre grand poète ; mais il est vrai d’une vérité temporaire et relative. Il est un type de transition, et il ne cessera d’être vrai que lorsque la transition elle-même aura cessé. Ne nous faisons pas illusion sur ce malheureux suicidé, car il est plein de défauts, toutes ses vertus sont incomplètes, — et cependant n’allons pas en pharisiens lui jeter la pierre. Il faut laisser cette sale et sotte besogne aux pédans, aux parvenus et à tous ces pauvres diables qui, dans l’argot du moment, s’intitulent des hommes modernes, mais qui ne valent guère mieux que des