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François Ier, et le ridicule J…, homme habile à unir les contraires et qui mêle dans tout son habillement le gothique à la mode la plus nouvelle. Pauvre Werther, qui n’as pour te défendre que beaucoup de noblesse dont on ne tiendra pas compte et beaucoup d’ironie dont tu ne pourras pas user ! Pauvre société moderne, assaillie d’ennemis, qui n’as pour te soutenir que la bonne volonté et le ferme espoir de quelques nobles cœurs ! L’une après l’autre se dressent contre toi des armées d’ennemis qui prétendent tous que tu leur appartiens, et qui travaillent tous à te tuer en germe, souvent même en croyant te servir ; brillans escadrons de cavaliers, restaurateurs de l’art gothique et de la monarchie légendaire, importans parvenus bouffis de pédantisme, prolétaires socialistes, enfiévrés et impatiens, and that last Ghost, the most horrid of all, le saint-simonisme pratique, spectre obscène et rétrograde, proclamant la prédominance absolue de l’industrie, et introduisant la superstition mosaïque du fait, de la lettre, de la matière, dans une société à qui le Christ a déclaré qu’elle ne devrait vivre que d’esprit. Ah ! pauvre esprit moderne, pauvre Werther !

Pour toutes les raisons que je viens d’énumérer, je donnerai donc à toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe qui ne sont pas honteuses d’avoir une âme, et qui ont encore l’audace de le laisser voir, le conseil de ne jamais dire de mal du bon, gracieux, aimant, candide Werther, de garder en secret à sa mémoire la sympathie qu’il mérite, et de le défendre bravement en public, lorsqu’il sera méchamment attaqués. Ames scrupuleuses et pieuses, ne craignez pas de vous charger de ce devoir : on défend tous les jours bien des gens qui ne valent pas Werther, et on les défend à juste titre. Il ne faut jamais laisser attaquer les gens qui, au milieu même de beaucoup de défauts, ont eu une vertu, quelle qu’elle soit. Il me serait impossible de laisser un démagogue attaquer sottement ce funeste grand homme, — Philippe II, roi d’Espagne ; je ne pourrais jamais entendre un voltairien débiter son chapelet d’injures contre Ignace de Loyola sans avoir envie de prendre sa défense, et je les défendrais en vertu de ce principe incontestable, que la noblesse d’âme, même mal dirigée, est préférable à l’absence de noblesse. Faites donc pour Werther, ce pauvre jeune Allemand trop calomnié, trop critiqué, ce que je ferais volontiers pour des hommes plus dangereux qu’il ne le fut et ne le sera jamais : vous serez récompensés de votre bonne action, et son ombre vous remerciera en vous envoyant de beaux songes pleins de grâce, de mélancolie et d’amour.

Pour moi, si je l’ai défendu, c’est par un goût tout particulier, qui n’a, je le crois, aucune raison puérile, goût fondé sur les qualités nobles et sérieuses qui sont l’apanage de Werther. Ce n’est pas