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sa fièvre que j’aime, c’est son tourment ; ce n’est pas sa susceptibilité que j’aime, c’est sa délicatesse d’âme ; ce n’est pas son inertie passive et son inaction que j’aime, c’est cette fière indépendance qui lui fait préférer l’inaction à une action accomplie par des moyens honteux ; ce n’est pas sa sentimentalité rêveuse que j’aime, c’est la violence et la profondeur de sa passion. Ce que j’aime, bien plus ce que je respecte et ce que je salue chez ce jeune fou, amoureux d’une femme qui ne lui appartient pas et qui se débarrasse par le suicide d’une passion sans issue, c’est une âme ardente, ouverte, sympathique, et en dépit de sa fièvre et de sa sentimentalité indépendante, fière, mâle, incapable de se courber sous les fourches caudines du monde, incapable de rendre ses armes, que ses ennemis pourront prendre, s’ils le veulent, sur son cadavre, mais pas auparavant ni autrement. Voilà le vrai Werther que l’on découvre aisément sous le nuage de rêverie dont il s’enveloppe. C’est le personnage de la littérature moderne que j’aime le plus ; il n’est pas le plus grand, mais il est le plus touchant. À vrai dire, dans la littérature des trois derniers siècles il y a trois personnages qui m’inspirent à peu près une égale sympathie, le prince Hamlet, le gentilhomme Alceste et le bourgeois Werther, et c’est pourquoi j’ai la plus grande vénération pour les trois castes qui ont pu produire ces trois grands caractères. Tous les autres héros de drame ou de roman me touchent beaucoup moins et me paraissent tous un peu des Polonius ou des Philinte. Malgré toute ma sympathie pour le prince Hamlet et l’illustre Alceste, j’ai un penchant plus grand encore pour Werther, d’abord parce qu’il est plus récent et pour ainsi dire notre contemporain, ensuite parce qu’il est moins séparé de moi par le rang et la naissance. Il m’est plus familier, je le tutoie, j’ai joué aux barres avec lui dans mon enfance, et à mesure qu’il a grandi, il m’a fait part de ses douleurs.

Un mot encore. Si par hasard dans les pages qui précèdent j’ai heurté les sentimens de quelques âmes sincères (il y en a beaucoup) hostiles à Werther, je leur demande pardon de cette offense involontaire ; mais quant aux partisans d’une certaine morale conventionnelle, ennemie par cela même de la vraie morale, qui seraient tentés de répéter pour la millième fois le plaidoyer de Rousseau contre le suicide, ou de renouveler contre Werther les vieilles accusations connues, je leur dirai que Werther leur a répondu d’avance le jour de cette dernière et immortelle entrevue avec Charlotte, alors qu’il parcourait d’un pas convulsif l’appartement de sa bien-aimée : « On pourrait imprimer cela, Charlotte, et le recommander à tous les instituteurs. »


EMILE MONTEGUT.