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du lecteur. Si vous tenez un bon auteur de ces temps, soyez sûr qu’il ne faut imprimer ni solécismes ni barbarismes, sauf les licences, les exceptions, les irrégularités inévitables ; soyez sûr également qu’il ne faut jamais imprimer un vers faux : ceux qui ont créé ou employé les premiers la versification qui est encore la nôtre ne commettaient point d’erreur contre la mesure, et quand on en trouve (et on en trouve beaucoup dans certains manuscrits), c’est la faute du copiste. En un mot, les éditeurs de ces textes doivent maintenant les épurer comme on l’a fait pour les textes grecs et latins. On a pu, on a dû, au début, publier les manuscrits tels qu’ils étaient, car c’est avec ces textes publiés qu’on est parvenu à reconnaître et à établir les règles ; mais dorénavant aux règles appartient une intervention qui profitera aux lettres du moyen âge.

La langue du XVe siècle est intermédiaire entre la langue plus ancienne qui se parlait aux XIIe et XIIIe siècles, et qui a produit tant d’œuvres, particulièrement en vers, et celle qui, maniée et travaillée par le XVIe siècle, est devenue la langue actuelle. L’ancien français et le français modernes ont des différences profondes, qui ne tiennent pas seulement à l’introduction de mots nouveaux, à la désuétude de mots vieillis, mais qui dépendent de changemens dans la syntaxe. J’ai plus d’une fois cherché à me rendre compte d’un phénomène aussi singulier ; j’ai plus d’une fois fait effort pour comprendre comment, à la fin du XIVe siècle et au XVe, il s’était fait une telle destruction du langage, comment la tradition s’était rompue en plusieurs chaînons, et comment les fils avaient si rapidement cessé de parler, dans sa plénitude, la langue de leurs pères. ici même, dans cette Revue[1], j’ai signalé une cause tout extérieure, mais que je crois très considérable, à savoir les malheurs des temps, cent années de guerres, des invasions prolongées, le mélange des hommes d’armes de l’Angleterre, du nord et du midi de la France. À cela de nouvelles réflexions m’ont fait ajouter une cause tout intérieure, à savoir la persistance, dans l’ancien français, d’une partie des cas latins. L’ancien français avait réduit la déclinaison latine à deux cas, le sujet et le régime, mais ces cas n’avaient ni la régularité, ni la généralité du modèle d’où ils provenaient ; de là donc la fragilité qui leur était inhérente. On trouvera également fragile la règle qui faisait le masculin et le féminin semblables dans les adjectifs dérivés d’adjectifs latins, où ces deux genres n’avaient pas de différence : feal de fidelis, loyal de legalis, gentil de gentilis, étaient aussi bien féminins que masculins ; mais le sentiment de cette différence, qui avait son origine dans le

  1. Voyez, dans la livraison du 1er juillet 1854, la Poésie épique dans la société féodale.