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Je sais bien que Rousseau, pour relever la femme telle qu’il la prend dans cette histoire naturelle qu’il invente, lui donne la pudeur, dont il fait une qualité naturelle. « Dieu, dit-il, a donné la raison à l’homme pour gouverner ses passions ; il a donné à la femme la pudeur pour contenir ses désirs. » Je consens à ce que la pudeur soit naturelle à la femme, mais elle est naturelle à la portion morale de son être. La pudeur est une qualité de l’âme, ce n’est pas seulement un instinct, et précisément parce que la pudeur n’est pas un instinct, mais une qualité morale, elle peut d’une part se perdre, comme peuvent se perdre toutes nos bonnes qualités ; d’une autre part, elle peut s’augmenter et se perfectionner par les inspirations d’une conscience ou d’une loi plus délicate, comme a fait la pudeur chrétienne. Je sais bien que Rousseau n’étudie la pudeur physique que pour arriver à la pudeur morale ; mais quel horrible chemin il fail, et de plus inutile ! car comment distinguer la pudeur physique de la pudeur morale ? Comment dire ce qui est de l’une et ce qui est de l’autre, puisque, la pudeur étant la qualité essentielle de l’âme des femmes, il est naturel que l’âme imprime au corps les mouvemens de la pudeur qu’elle ressent ? La pudeur du corps est le signe et l’effet de la pudeur de l’âme ; c’est pour cela qu’elle est belle et gracieuse.

Rousseau fait aussi un instinct naturel du charme que la femme exerce sur l’homme, au lieu d’en faire une des qualités de son âme et de la notre. « C’est, dit-il, une troisième conséquence de la constitution des sexes que le plus fort soit le maître en apparence, et dépende en effet du plus faible. » Et comme le philosophe craint avec raison que cette force qui cède l’empire à la faiblesse ne dénote trop clairement que nous sommes sortis ici, quoi qu’il en dise, de l’histoire naturelle pour entrer dans l’histoire morale, c’est-à-dire dans l’étude des rapports délicats et charmans que l’âme de la femme a avec l’âme de l’homme, Rousseau se hâte d’ajouter que si le fort dépend en effet du plus faible, « ce n’est point par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature. » Il explique alors, en termes dont je ne puis répéter que les meilleurs, que l’homme, dans sa victoire, a besoin de douter « si c’est la faiblesse qui cède à la force ou si c’est la volonté qui se rend. » Or, je le demande, à quoi tient ce doute qui est si doux à l’homme, sinon à la nature même de son âme ? Ce doute-là ne fait rien du tout au corps, tant partout la nature morale reparaît dans l’homme et dans la femme ! Aussi je ne comprends pas bien comment Rousseau fait si grand fi, dans cet endroit, des frivoles usages de la galanterie ; puisqu’il explique en même temps comment l’homme, même dans l’histoire naturelle, aime mieux solliciter que se battre et obtenir que vaincre. C’est là de la