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savent avoir, non pas : voilà comme nous nous aimons, — mais : voilà comme on doit aimer. Cette perpétuelle admonestation ôte à l’amour d’Émile et de Sophie une grande partie de son charme. Comme les scènes qu’invente Rousseau doivent toujours avoir un sens instructif, elles ont aussi quelque chose de gauche ; la préparation s’y fait sentir. Ainsi, comme Rousseau fait apprendre à Émile le métier de menuisier, Sophie vient avec sa mère voir Émile travaillant dans l’atelier. « Émile les voit, jette ses outils et s’élance avec un cri de joie. Après s’être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail ; mais Sophie ne peut rester assise : elle se lève avec vivacité, parcourt l’atelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, et dit qu’elle aime ce métier, parce qu’il est propre. La folâtre essaie même d’imiter Émile ; de sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la planche : le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse et dire : Hercule est vengé[1] ! »

Est-ce là une scène d’atelier ou d’opéra ? Vous jouez, Sophie, en prenant ce lourd rabot, qui n’est pas fait pour votre main ; mais Émile joue aussi en le prenant. Seulement son jeu est plus grave que le vôtre, sans être plus sérieux, car il est menuisier, non point par nécessité, mais par système d’éducation. Que le précepteur ne s’adresse donc point à Sophie d’un ton emphatique, qu’il ne lui dise point : « Femme, honore ton chef ! c’est lui qui travaille pour toi ; voilà l’homme[2] ! » Non ! ce n’est point là l’homme, c’est l’acteur ; non, ce n’est point là l’ouvrier travaillant pour sa femme et ses enfans et qui par là sanctifie sa sueur. Ce n’est point non plus la femme entrant dans l’atelier et encourageant l’homme au travail par sa gaieté et par ses grâces. Il y a, j’en suis persuadé, de douces et gracieuses idylles dans l’atelier et dans le ménage des jeunes et bons ouvriers, et nulle partie travail, si nécessaire qu’il soit, n’ôte à l’âme humaine, quand elle est honnête, la grâce et la joie qui sont en elle ; mais l’atelier de Rousseau est un atelier de comédie, et voilà pourquoi il y met sans scrupule l’Amour dans les airs qui rit et qui croit Hercule vengé d’avoir filé pour Omphale, parce qu’il voit Sophie raboter pour Émile.

Comme dans ce roman d’Émile et Sophie rien n’est laissé à l’ordre naturel des choses et des sentimens, quand les deux amans s’aiment bien et au moment où Sophie consent à épouser Émile, les deux

  1. Émile, livre V.
  2. Ibid.