Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grave, et nous devons la signaler ; mais il y a dans M. Paton l’étoffe d’un artiste bien autrement doué que M. Millais. Pour concevoir la mort d’Ophélia, il n’est pas nécessaire de posséder une grande puissance d’imagination ; le sentiment vrai de la poésie est une mise de fonds suffisante. Pour concevoir, pour représenter la querelle d’Oberon et de Titania, il faut avoir reçu en naissant des facultés plus qu’ordinaires. Aussi, quelques reproches qu’on puisse lui adresser, M. Paton a conquis dès à présent une place éminente parmi ses compatriotes. Il a rendu visible à tous les yeux, je dirais volontiers tangible à toutes les mains, un des rêves les plus charmans du génie anglais par excellence. À ne considérer que l’invention, il me semble difficile de s’associer à la pensée de Shakspeare d’une manière plus intime et plus sincère. Reste à étudier la peinture en elle-même, abstraction faite de l’invention. C’est là le côté vulnérable du tableau. M. Paton, qui conçoit si heureusement, qui sait rattacher à la pensée principale de son œuvre tant d’épisodes ingénieux, oublie trop les deux conditions fondamentales de toute peinture sérieuse : la pureté de la forme et l’harmonie des couleurs. On dirait qu’il n’a jamais vu, qu’il n’a jamais consulté les maîtres vénitiens ; or, quand il s’agit de donner un corps à la fantaisie la plus délicate, les maîtres vénitiens veulent être interrogés. Personne peut-être n’a poussé plus loin qu’eux la richesse, la variété, l’harmonie des couleurs. Si Rubens et Rembrandt ont voix délibérative dans une telle question, leur autorité ne domine pas celle de Titien. Que M. Paton, doué d’une fantaisie si puissante, étudie assidûment les maîtres de Venise, qu’il leur dérobe le secret de l’harmonie, et les peintres salueront en lui un des artistes les plus charmans de notre génération.

Je ne veux pas quitter la peinture anglaise sans parler de MM. Lee et Maclise, qui jouissent dans leur pays d’une renommée populaire. Je voudrais pouvoir m’associer au sentiment de leurs compatriotes ; malheureusement, plus je regarde leurs ouvrages, et moins je comprends la sympathie qu’ils ont excitée. Le Braconnier de M. Lee, bien qu’il révèle une incontestable habileté dans le maniement du pinceau, ne saurait être accepté comme un paysage vrai. L’habileté même dont je parle semble abuser l’auteur et détourner ses yeux de l’objet qu’il veut imiter. Ses arbres nous offrent des masses qui ne sont pas mal conçues, mais ceux même qui sont le plus rapprochés de nous ne laissent apercevoir aucune feuille sous une forme individuelle et distincte. Or ce qui convient aux plans éloignés ne convient pas aux premiers plans. La conséquence de cette confusion n’était pas difficile à prévoir, et s’est pleinement réalisée. En effet, le paysage de M. Lee manque d’air et de profondeur. Quant au choix des tons, je n’entends pas le réprouver d’une manière absolue. Je suis prêt à reconnaître que les forêts, au printemps, se présentent à nous sous