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l’architecte Madrano, ce théâtre, qui est le plus grand et le plus beau de l’Europe, fut achevé dans le mois d’octobre sous la direction d’un certain Angelo Carasale, dont il fit la fortune et le malheur. À son entrée dans la salle, le roi, frappé d’admiration, appela l’architecte et lui posa la main sur l’épaule en témoignage de sa haute protection. — Je regrette seulement, dit le roi à Carasale, que le théâtre ne communique pas directement avec mon palais. S’il était possible d’établir une galerie intérieure, ce serait plus commode pour moi et ma famille. — Carasale, inclinant la tête, disparut. Après la représentation, il s’approcha du roi et lui dit : — Sire, votre désir est accompli ; votre majesté peut rentrer maintenant dans son palais sans sortir du théâtre. Dans l’espace de trois heures qu’avait duré la représentation, l’architecte avait fait abattre de gros murs et improvisé un escalier qu’il fit recouvrir de riches tapisseries. Pendant huit jours, cet incident fut le sujet de toutes les conversations, ce qui n’empêcha pas le pauvre Carasale, quelque temps après, d’être renfermé au château Saint-Elme, où il est mort sous une fausse accusation de péculat[1]. En 1744, à ce même théâtre Saint-Charles, j’assistai à une solennité bien autrement intéressante. Le roi, pour célébrer la victoire de Velletri, qu’il venait de remporter sur les impériaux, commandés par le prince de Lobkowitz, avait fait venir à Naples Gaffarelli et Gizzielo. Jamais ces deux grands virtuoses n’avaient chanté ensemble, car l’un, plus âgé de onze ans que l’autre, — puisqu’il est né à Bari le 16 avril 1703, tandis que Gizzielo a vu le jour à Arpino le 18 janvier 1714, — était déjà célèbre dans toute l’Europe et ne reconnaissait de rival que son condisciple Farinelli. Aussi leur rencontre dans un opéra de Pergolèse, Achille in Sciro, fut-elle un événement dans l’histoire de l’art de chanter. Caffarelli, qui représentait le personnage héroïque d’Achille, venait de chanter un air de bravoure qui avait excité l’étonnement du public, lorsque parut Cizzielo sous le costume de l’astucieux Ulysse.

— Pas mal, répondit l’abbé Zamaria, per Bacco ! vous avez donc lu Homère, mon cher Grotto ?

— Tremblant comme l’oiseau à l’approche du vautour, continua le vieux sopraniste, Cizzielo se recommanda intérieurement à la vierge Marie, et fit vœu de lui consacrer un vase lacrymatoire de l’argent le plus fin, s’il sortait sain et sauf d’une lutte aussi terrible. Il commença d’une voix émue, et puis, encouragé par quelques murmures approbateurs, il se raffermit et développa les notes les

  1. Voyez Coletta, Histoire du Royaume de Naples, t. Ier, p. 129 de la traduction française. Le théâtre Saint-Charles, avec les belles peintures de Nicolini, fui brûlé en 1816 et reconstruit immédiatement par l’ordre du roi Ferdinand IV, fils de Charles VII de Naples.