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lointaines, n’est-ce pas l’Europe et la civilisation ? Souvent, hélas ! c’est bien plus que cela, c’est la patrie, c’est la famille absente et désirée, c’est l’espoir d’une vie nouvelle ou l’adoucissement d’une longue infortune. Supprimez ce bâtiment, quel vide effroyable ! Par là encore l’Européen, le fonctionnaire, l’exilé, se rattachent à l’esprit de la société occidentale. M. Erman nous fait soupçonner toutes ces choses ; il donne aussi ça et là, au milieu de ses recherches sur les courans magnétiques, d’autres indications non moins précieuses ; il a visité des cloîtres de femmes, il a vécu assez familièrement à Tobolsk avec un moine d’une vie austère, ascétique, un véritable moine du moyen âge, mais qui conservait dans ses extases je ne sais quelle patriotique allégresse et le sentiment le plus vif de la réalité. Cet excellent homme, plein de foi dans les destinées de la Russie, admirait surtout chez ses chers Sibériens l’activité, la bonne humeur, l’habileté à se tirer d’affaire, ce mélange de prévoyance et d’invention que les Grecs appelaient προμήθεια. Cette expression même, les Russo-Sibériens l’ont empruntée aux Grecs, et ils en ont formé le mot promuisl, complètement inconnu et inintelligible aux Russes d’Europe. Très dévoué à cette contrée de Tobolsk et à la Sibérie tout entière, le moine de M. Erman pensait que le gouvernement russe devait surtout s’appliquer à tirer parti de ses propres richesses sans poursuivre des conquêtes où elles finiraient par disparaître. Il restait aux Russes, disait-il, à se conquérir, eux-mêmes, et il résumait dans cette formule le premier devoir de la politique nationale : non prolatandi imperii fines. Ces tableaux, ces anecdotes, ces souvenirs, dont M. Erman n’est pas aussi prodigue qu’on le désirerait, relèvent singulièrement les notes un peu diffuses de son journal ; mais c’est M. Hansteen que je préfère à M. Erman et à M. Hill. Son récit est plein de simplicité et de grâce ; je l’aime surtout parce que l’humanité y occupe la place d’honneur : la science ne vient qu’après. Certes, l’Europe l’a proclamé depuis longtemps, M. Hansteen est un physicien de premier ordre ; ses travaux sur le magnétisme du globe l’ont mis au rang des maîtres ; ce livre même dont je parle nous donne l’éclatant témoignage de son dévouement à la vérité ; la géographie lui doit autant de reconnaissance que la physique, et son voyage sur le Jéniséi est une expédition riche et féconde qui suffirait à signaler son nom : eh bien ! de tant de mérites incontestables, le plus précieux, à mon avis, c’est la sympathie humaine qui illumine chacune de ses pages. Ce n’est pas seulement pour la curiosité de l’Europe qu’il a parcouru ces sauvages contrées ; il y a répandu mille semences qui porteront des fruits. Puisse la Sibérie voir arriver souvent des voyageurs comme le savant norvégien ! De tels hommes sont des missionnaires, et le paysan qui les a