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Muravief sont un des plus curieux épisodes de l’histoire de la Sibérie au XIXe siècle.

Alexandre Nicolajevitch de Muravief, colonel dans la garde, avait pris part, à peine âgé de vingt-six ans, à une trentaine de batailles, grandes ou petites, contre l’empereur Napoléon. Il avait reçu, pendant ses campagnes, de précieux témoignages du tsar Alexandre, des ordres de toute classe, les distinctions les plus enviées, entre autres l’épée d’honneur à poignée d’or avec l’inscription consacrée : « Sa chrabrosti, — pour la bravoure. » Il était surtout lier de sa croix de Kulm, croix spéciale créée à l’occasion de cette terrible bataille où Vandamme, avec dix mille hommes, resta prisonnier aux mains des Russes. Il était entré à Paris en 1815 avec les armées alliées. Or, mêlé ainsi pendant tant d’années, à travers tant de péripéties tragiques, à la société libérale de l’Occident, il ne s’était pas familiarisé en vain avec les aspirations de l’Allemagne et les principes de la France. Les constitutions libres de plusieurs états européens avaient séduit sans peine ce généreux esprit, et assez disposé, comme le sont souvent ses compatriotes, à l’enthousiasme de l’illuminisme, il avait porté dans ces études une ferveur toute religieuse. Les proclamations chevaleresques du tsar Alexandre, l’attitude volontiers mystique de l’ami de Mme de Krudener, encourageaient naturellement de telles espérances. Tout plein de ces idées, le jeune colonel revint à Saint-Pétersbourg. Des jeunes gens des plus hautes familles de l’empire se réunirent autour de lui ; une société se forma, qui s’étendit de jour en jour et qui embrassa bientôt la plus grande partie de la jeune noblesse. Après bien des conférences, après maintes études sérieuses et maintes poétiques rêveries, M. de Muravief, tout illuminé qu’il était, eut le bon sens de comprendre que la Russie n’était pas mûre pour la pratique de la liberté. Mécontent d’ailleurs des allures turbulentes de certains membres, il écrivit à la société pour l’engager à se dissoudre. Sa conscience, ajoutait-il, lui faisait un devoir d’avertir ses anciens amis que leurs efforts ne produiraient que des résultats funestes et pour la patrie et pour eux-mêmes. Dégagé dès lors de tous ses liens, il se retira dans son domaine de Botovo, aux environs de Moscou ; il y vécut d’abord solitaire, uniquement occupé d’améliorer le sort de ses paysans, et se maria peu de temps après avec la princesse Praskovia Schachovskoï, fille d’un seigneur puissant, dont les ancêtres avaient régné au moyen âge sur les principautés de Vladimir et de Novogorod. Il passa ainsi plusieurs années au sein des joies du foyer domestique, et plongé avec amour dans l’étude des sciences naturelles.

1825 approchait. La mort du tsar Alexandre et l’avènement de son frère Nicolas furent le signal de l’insurrection célèbre préparée depuis