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et s’avancent, enseignes déployées, vers le lieu de la ville désigné pour le combat. Cet homme qu’ils avaient suivi avec un si subit enthousiasme, cet homme qui était en ce moment leur seul chef, pas un d’entre eux ne l’avait encore vu ; il portait même un uniforme qui n’était pas celui de la troupe de ligne, et que la plupart d’entre eux ne connaissaient guère.

On sait quelle fut l’issue de l’entreprise. Le tsar Nicolas, retenu en vain par les hauts dignitaires qui l’entourent, pousse son cheval sur les soldats de l’insurrection. Des coups de feu retentissent autour de lui. Il s’élance sans songer à la mort ; il est là, en face des révoltés, impassible, superbe, dans l’attitude d’un héros et d’un maître. Ce n’est pas la flatterie qui a dit cela ; les ennemis les plus déclarés du tsar ont rendu hommage à cette souveraine intrépidité. Ces hommes même qui avaient juré sa perte sentent leur cœur défaillir. Leur épée tremble dans leur main. Leur croyance tremble aussi, cette croyance encore mal assurée dans l’avenir d’une Russie nouvelle, et la vieille foi du Slave à son empereur reprend la place des illusions décevantes. Tandis que les chefs éperdus n’écoutent plus que les conseils de la honte et du repentir, la foule, toujours mobile, passe de la révolte à l’enthousiasme. Ce qu’a fait une heure auparavant l’audace du lieutenant Bestuchef, l’audace du tsar vient de le défaire. C’est le 14 décembre, au milieu des baïonnettes inclinées, que le frère d’Alexandre est sacré empereur de Russie.

Les conjurés ne pouvaient compter sur le pardon du vainqueur ; pas un cependant ne profita du désordre pour s’enfuir. Bestuchef, pendant la journée du 14, avait échappé à toutes les recherches. Retiré dans un faubourg, il revint le soir à la ville, et passa sans être reconnu à travers les postes d’artillerie qui veillaient, la mèche allumée, auprès de leurs pièces. Un de ses amis commandait la garde au palais impérial ; Bestuchef marcha droit au palais, où son ami le reçut, pâle de stupeur et d’effroi. Espérait-il qu’on ne saurait pas le rôle qu’il avait joué ? voulait-il, par ce nouvel acte d’audace, dérouler les soupçons ? ou bien venait-il simplement, comme un vaincu, se remettre lui-même aux mains du vainqueur ? La dernière conjecture semble la plus exacte, et cette fermeté stoïque n’a rien qui nous surprenne chez ce téméraire jeune homme. Bestuchef resta longtemps chargé de chaînes dans la citadelle de Saint-Pétersbourg, il fut traîné ensuite dans une forteresse de Finlande, il vit la tête de ses amis rouler sous la hache du bourreau ; mais aucune de ces souffrances, aucune de ces heures d’angoisse ne put effacer de son souvenir les émotions de cette nuit terrible qu’il passa le 14 décembre 1825 dans le palais impérial. Il racontait lui-même à M. Erman, avec un effroi à peine dissimulé, la visite que lui fit le tsar vers le