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précisément à Jakutsk celui que le poète avait chanté sous le nom de Voinaroffsky, comment s’étonner d’un tel épisode dans l’histoire des Russes ? On pouvait prédire à coup sûr que Voinaroffsky aurait un successeur à Jakutsk, comme le maréchal Munnich à Pélim et Menchikof à Beresov. D’une génération à l’autre, ces hôtes infortunés savent bien que de nouveaux proscrits viendront recueillir leurs traces. N’importe, ce sinistre avertissement du poète, écrit dans une heure de clairvoyance et réalisé presque aussitôt d’une façon si complète, frappa étrangement les esprits. Le poème de Voinaroffsky, préface et résumé d’une tragédie lamentable, est marqué d’un signe à part dans l’histoire de l’imagination moscovite. Quelle dut être l’émotion de M. Erman, lorsqu’il entendit ces strophes de la bouche même de Bestuchef, au milieu des glaces de Jakutsk, dans une de ces huttes où Müller avait trouvé, il y a cent ans, le compagnon de Mazeppa ! On voit trop bien que la plume du savant, peu habituée à des scènes aussi vives, est impuissante à les retracer ; mais le savant avait un ami qui brillait alors au premier rang parmi les poètes les plus aimés de l’Allemagne ; de retour à Berlin, il lui révéla ce qu’il avait vu et entendu dans les neiges de Jakutsk. Ouvrez les poèmes de Chamisso, vous y trouverez une reproduction habile de l’œuvre de Ruiléjef, vous y trouverez aussi en de nobles vers les scènes que je viens de traduire en prose.

Ces curieuses pages de M. Erman nous servent de transition naturelle aux victimes fameuses du siècle passé. Ce sont les exilés de nos jours, surtout les exilés de 1825, que nos voyageurs ont rencontrés de Tobolsk à Jakutsk. N’ont-ils pas aussi trouvé chez les Russes ou même chez les sauvages de la Sibérie le souvenir des proscrits illustres qui, sous Pierre le Grand, sous Anna Ivanovna, sous Elisabeth, sous Catherine II, ont été jetés dans ces déserts par les révolutions de palais ? M. Castrén raconte avec beaucoup d’intérêt ses conversations avec un vieux Cosaque de Bérésov qui avait sans cesse à la bouche maintes légendes de cette tragique histoire. Ce Cosaque était venu au marché d’Obdorsk, et il habitait dans cette ville la même maison que M. Castrén. La connaissance fut bientôt faite. Le Cosaque n’aimait à parler que du prince Menchikof, et le voyageur finlandais, empressé de saisir une occasion si propice, prêtait une oreille complaisante à tous les récits de son compagnon. Le Cosaque de M. Castrén relisait pieusement matin et soir les narrations naïves qui ont légué aux commentaires du peuple les aventures du favori de Pierre le Grand, mais lui-même il en savait bien plus long que toutes les légendes. Étaient-ce des traditions de famille ? était-ce le travail involontaire de son imagination sur un fond de douleurs trop réelles ? Il y avait sans doute toutes ces choses réunies. Ce qui est certain, c’est qu’une fois sur ce chapitre le vieux Cosaque aurait