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parlé sans fin. La vie de Menchikof a Bérésov n’avait pas de secrets pour lui. Il avait été initié à ses pensées les plus intimes, il savait les détails les plus cachés de sa longue douleur. Il racontait, par exemple, comment l’illustre proscrit, à peine enfermé dans sa solitude, se mit pour la première fois à réfléchir sur l’état de son âme, comment enfin il remerciait la Providence de l’avoir retiré violemment de la scène du monde pour lui faire goûter les enseignemens de sa grâce. Impatient d’obtenir le pardon de ses fautes, — c’est le vieux Cosaque qui parle, — le prince Menchikof s’était condamné à une vie de pénitences. Les souffrances et les privations de la captivité ne lui suffisaient pas ; il savait s’en imposer de plus dures. Il fit construire une église a Bérésov et mit lui-même la main à l’œuvre. L’église terminée, il voulut y remplir les humbles fonctions de sacristain. Chaque jour il était le premier au temple et le dernier. Souvent même, après les cérémonies du culte, on le voyait monter en chaire et adresser aux assistans des paroles édifiantes. Ces sermons improvisés, le vieux Cosaque les savait par cœur ; il en citait sans cesse les traits les plus saillans, tout un trésor de pieuses sentences que répètent aujourd’hui encore les habitans de Bérésov. Après sa mort, il désira être enseveli au seuil même de cette église, comme pour ne pas quitter la demeure où il avait commencé une vie nouvelle. Un curieux incident, transformé bien vite en miracle par l’imagination des Russo-Sibériens, se rattache à cette tombe. En 1821, le gouverneur de Tobolsk et le biographe du prince Menchikof, M. Dmitry Bantuich Kamensky, ayant entendu dire que le lieu de la sépulture du prince était exactement connu des habitans de Bérésov, firent pratiquer des fouilles à l’endroit indiqué. Je ne suis plus ici le récit du vieux Cosaque, j’emprunte ces détails à M. Erman. On creusa profondément, et l’on trouva le cercueil au milieu d’une couche de terre si complètement gelée, que le corps du célèbre proscrit, une fois la bière ouverte, apparut à tous les yeux dans un état de conservation inouïe ; les assistans étaient frappés de stupeur. Ce phénomène a beau se renouveler souvent dans les contrées du Nord ; on devait aisément y voir une intervention miraculeuse, et plus d’un mystique habitant de la province de Tobolsk était assez disposé, comme le Cosaque de M. Castrén, à saluer dans le prince Menchikof un des saints nationaux de la Sibérie.

C’est aussi dans ces régions du nord-ouest, à Bérésov ou à Pélim, que furent relégués et les Dolgorouki et Ostermann, et le duc de Biren, et le maréchal de Munnich[1]. Ostermann y mourut comme Menchikof. Le maréchal de Munnich sortit de Pélim après vingt années

  1. Sur l’histoire de ces exilés, voyez, dans la Revue du 15 août 1854, les Allemands en Russie et les Russes en Allemagne.