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répliqua Lorenzo, visiblement préoccupé de la subtilité d’une pareille question, vous ne vous doutez pas que vous venez de laisser échapper de vos lèvres de rose un des artifices de sa dialectique. Vous parlez comme Socrate, ma chère Tognina, et vos beaux yeux prêtent à l’argument que vous me lancez à la tête une force qu’il n’avait pas dans la bouche du maître de Platon. C’est vous dire, continua Lorenzo, que la beauté de la forme ajoute un grand prix à la valeur des choses, et que si les cerises que vous écrasez entre vos petites dents d’ivoire n’étaient que simplement succulentes, elles n’auraient pas le privilège d’éveiller en nous une image de fraîcheur et d’éloquence qui sourit à notre esprit. Ce qui est utile peut être quelquefois revêtu de beauté, tandis que le beau est toujours utile. Le but suprême de nos efforts est d’arriver au beau à travers l’utile.

— Mais où donc est la poésie dans tout ce verbiage? répliqua Tognina en regardant Beata, qui découpait una fugazza, une brioche De Vicence. Et comment la poésie est-elle la même chose que l’amour, deux mots parfaitement obscurs et que je comprends aussi peu l’un que l’autre?

— Si cela était vrai, répondit Lorenzo, vous seriez comme les roses qui remplissent ces vases, ou comme le vin généreux qui me communique sa chaleur bienfaisante : vous n’auriez pas conscience du parfum que vous répandez ni du feu qui jaillit de vos regards. Tel est aussi le caractère de la poésie, qui est l’essence de l’être, comme dirait Platon, le parfum ou le rayonnement de la beauté, qu’on ne peut voir sans l’aimer. Chrysalide enfermée dans sa coque d’or, la poésie s’en échappe et devient un papillon céleste qu’on appelle l’amour. Voilà les transformations successives que subit en nous le sentiment vague d’abord que nous inspire la beauté, s’élevant des limbes de l’instinct et des sensations confuses aux régions de la pure connaissance. Telles sont aussi, assure-t-on, les épreuves diverses qui seront imposées à notre âme avant qu’il lui soit permis de contempler face à face celui qui est la source de l’amour éternel. — Oui, continua Lorenzo, il n’y a que le beau qui soit impérissable et fécond dans ses résultats; voilà pourquoi la poésie, qui en émane et qui nous révèle son existence, est plus utile et plus vraie que l’histoire. Que m’importe la vie d’un homme qui ne renferme pas une heure de poésie et d’amour? Qu’ai-je besoin de consulter les annales d’un peuple qui broute et digère comme le castor, s’il n’a pas accompli quelques faits importans qui le recommandent à mon admiration? Pourquoi notre esprit est-il invinciblement attiré vers la Grèce et sa merveilleuse civilisation, si ce n’est parce que cette terre bénie du ciel a donné le jour aux plus beaux génies de l’humanité, parce que ses héros, ses poètes et ses