Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/746

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophes ont été les instituteurs du génie humain? Savez-vous bien que c’est la lecture d’Homère qui a inspiré à l’élève d’Aristote l’ambition de s’élever jusqu’à l’idéal d’Achille, que c’est l’exemple d’Alexandre qui a suscité César, lequel a été à son tour le père spirituel d’une nombreuse postérité d’intelligences souveraines? L’histoire est l’écho stérile de ce qui a été, tandis que la poésie est l’intuition féconde de ce qui doit être et sera un jour. La civilisation n’est pas autre chose que la réalisation scientifique d’un rêve divin, ce qui a fait dire à Platon que toute invention est poésie, et que tous les inventeurs sont poètes. En effet, la poésie est comme un levain qui se retrouve dans toutes les combinaisons de l’esprit humain, c’est le dernier résultat des plus sublimes efforts de la pensée. Dante, ce poète de mon cœur, qui a mêlé la doctrine de Platon à celle de l’Évangile, ne doit-il pas son génie à un sourire de l’Amour?

Poco s’offerse a me cotal Beatrice
….. Raggiandomi d’un riso,
Tal che nel fuoco faria, l’uomo felice.


— Et moi, infime que je suis, continua Lorenzo avec une exaltation toujours croissante, si jamais je sors des ténèbres où je m’agite, si je parviens à rompre l’enchantement de la destinée et à me faire un nom parmi les hommes, je le devrai à la faveur inespérée dont on me comble aujourd’hui. Cette heure fortunée marquera dans ma vie; le souvenir que j’en conserverai traversera mon âme comme un souffle de poésie, qui l’élèvera au-dessus d’elle-même, et sera peut-être la seule félicité que je goûterai dans ce monde.

À ces dernières paroles, qui furent prononcées avec un accent vraiment touchant, Beata, jusqu’alors taciturne, la tête inclinée sur son assiette, se leva de table, et, portant un mouchoir à ses yeux, s’en fut à la fenêtre cacher son émotion et le ravissement où l’avait jetée un tel langage. Tognina la suivit, la prit par la taille et l’embrassa avec effusion. Elles restèrent ainsi pendant quelque temps silencieuses, tournant le dos à Lorenzo, qui n’avait pas bougé de sa chaise, où il était resté confondu, ne sachant comment interpréter cette scène muette, qui était pourtant assez significative.

Cependant le jour pâlissait, l’horizon d’azur se teignait peu à peu d’une vapeur rosée qui annonçait l’approche du soir et du recueillement qui l’accompagne. La plage, presque déserte à cause de la fête de Venise, où toute la population valide de Murano s’était rendue, présentait au regard une surface tranquille où se réfléchissaient les objets du rivage, et particulièrement la charmille du casino avec son encadrement de verdure. Beata et Tognina, accoudées à cette même fenêtre où Lorenzo s’était laissé enivrer par les chants d’une sirène