Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/749

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aspirations sereines, les saintes espérances d’une régénération pacifique, un monde de politesse, d’élégance et de rêves enchantés ! Mozart n’est plus, Rossini vient de naître. Un horizon sanglant et troublé s’élève, Venise est sur le penchant de sa ruine ; dans quelques jours, elle ne sera plus qu’un souvenir de l’histoire. Ralentissez, ralentissez donc vos efforts, joyeux gondoliers ! laissez Beata et Lorenzo savourer chastement un bonheur inespéré ! n’ayez pas hâte d’arriver dans cette ville remplie de bruits, de joies et de lumières ; ne frappez pas si violemment les vagues endormies, colorées des reflets mélancoliques du soir ; laissez-les s’enivrer de la poésie du silence et de la musique de leur cœur. Qu’ils traversent cette mer comme je leur souhaite de traverser la vie :

Quali coknnbe dal desio chiamate,
Con l’ali aperte e fermo al dolce nido
Volan per l’aer dal voler portate ;


« comme deux colombes appelées par le désir, ouvrant et refermant leurs ailes, volent dans l’espace, emportées par la volonté vers leur doux nid[1] . »


II.

La fête de l’Ascension était suivie d’une foire qu’on appelait la fiera della Sensa, qui durait huit jours, et pendant laquelle avait lieu sur la place Saint-Marc une sorte d’exposition générale de l’art et de l’industrie de Venise. C’est à l’une de ces foires, qui attiraient à Venise tous les curieux de l’Italie, que fut exposé le groupe de Dédale et Icare, qui commença la réputation de Canova. On s’y promenait tous les matins et tous les soirs à la clarté de lanternes coloriées. Les femmes, enveloppées de leur zendaletto ou mantelet de soie noire, cachant leurs traits sous un masque de fine dentelle nommé haute, s’y donnaient rendez-vous et profitaient largement de la liberté que leur accordaient les mœurs pendant ces derniers jours de folie, considérés comme un festeggiamento, une continuation de la fête nuptiale du doge de Venise.

Quelques jours après le départ de Tognina, qui était restée jusqu’à la fin de la foire della Sensa, Lorenzo entra un matin dans la chambre de l’abbé Zamaria, lui apportant à corriger une leçon de contre-point. C’était une fugue à six parties réelles sur un thème de plain-chant, selon l’usage des écoles d’Italie. Quoiqu’il fût déjà tard, l’abbé était encore au lit, car il ne se levait guère avant midi. Il

  1. Dante, Inferno, chant V.