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dans une condition heureuse. Les peuples trop favorisés de la nature sont généralement des peuples stationnaires. Les races de l’Orient ou même de l’Occident qui jouissent d’une terre bénie et toute préparée pour la culture s’endorment nonchalamment sur le sein de leur mère. L’Indien, dominé par les influences de son climat qui l’enveloppent comme les nœuds d’un serpent, doit l’immobilité de ses institutions à l’immobilité de la température, des saisons et des astres qui brillent au-dessus de sa tête. Les contrées uniformes ont fait ces peuples qui semblent toujours au même âge, et ne connaissent point le travail. Le développement moral des nations se nourrit au contraire des difficultés incessantes qu’elles rencontrent, des obstacles qu’elles surmontent, des forces de destruction qu’elles enchaînent. En Hollande, toute conquête sur le sol a été un pas vers l’affranchissement. Sentant pour ainsi dire la terre manquer sous ses pieds, le Néerlandais a été forcé de recourir à de continuelles manœuvres pour assurer son indépendance matérielle, et chacune de ses conquêtes sur la nature l’a préparé à la conquête des libertés civiles. Aujourd’hui ces libertés reposent sur une base solide : les Hollandais acquièrent lentement, mais ils ne perdent jamais rien de ce qu’ils ont acquis. Le progrès n’est pas sujet chez eux à ces reviremens et à ces mouvemens rétrogrades qui affligent l’histoire. Vis-à-vis d’un peuple ainsi formé pour la liberté, la tâche de l’autorité se simplifie beaucoup. L’ordre naît moins de la contrainte que de la parfaite harmonie entre les institutions et les mœurs. L’absence de toute répression officielle est surtout remarquable dans les fêtes publiques. Nous assistions dernièrement dans la ville de Leyde à une mascarade historique représentant l’entrée de Charles V dans la ville de Dordrecht, et qui a lieu tous les cinq ans. Il y avait une foule immense, mais nulle police. Le cortège ouvrait lui-même sa marche à travers les flots de curieux. La ville se gardait ce jour-là comme se garde toute l’année le Bois de La Haye, sans surveillans et sans factionnaires. Dans le voisinage de certaines grandes villes, nous craindrions fort pour ces massifs d’arbres en fleurs, pour ces nids d’oiseaux, pour ces viviers où frétille le poisson, pour ces cygnes abandonnés à eux-mêmes : ici tout cela se défend par son innocence et sa beauté. La même liberté qui règne dans les fêtes et les promenades s’étend à presque tous les actes de la vie. On ne sent guère la main de l’état que dans la perception des impôts. La plupart des services de bienfaisance publique se règlent eux-mêmes; ils tiennent à honneur de ne point dépendre du gouvernement, non par opposition ou par défiance, mais pour conserver l’initiative des bonnes œuvres.

En Hollande, la civilisation et la conquête du sol ont marché de front. La victoire sur les eaux a eu pour satellite la victoire sur l’ignorance. Les ténèbres matérielles et les ténèbres morales ont été