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était une mer. Limitée du côté de l’Allemagne par une chaîne de rochers, cette mer a laissé dans son ancien lit des dépôts de coquilles marines, des ossemens de haleine, de rhinocéros et de mammouth, fracassés, brisés. Ces colosses du vieux monde se retrouvent partout ; la Mer du Nord est pleine de pareils débris. Ce qui étonne le plus sur le théâtre de cet océan disparu, desséché, c’est la présence d’énormes blocs de granit et de gneiss dont l’origine est aujourd’hui connue. On retrouve en effet les masses d’où ils ont été détachés, en un mot la souche de ces blocs, dans les montagnes de la Scandinavie. Il ne reste plus qu’une question à résoudre : comment sont-ils venus là ? Selon toute vraisemblance, ces quartiers de roche sont venus de la Suède et de la Norvège sur des radeaux de glace. L’existence de ces glaçons voyageurs n’est point une chimère géologique : ils se promènent encore aujourd’hui sur nos mers. Ces des flottantes, dont quelques-unes ont l’éclat blanchâtre et cristallin du sucre, ont été vues dans ces dernières années : l’une d’entre elles a même atteint le cap de Bonne-Espérance. Du temps où la Hollande était encore sous l’eau, ces bancs de glace arrivaient des mers polaires, ou bien encore c’étaient des ruines d’énormes glaciers qui, du haut des montagnes de la Scandinavie, descendaient en s’écroulant jusque dans la mer. Les quartiers de roche tombaient pêle-mêle avec les neiges. Ces débris, enlevés loin de leur gisement naturel par la rapidité de la chute, se voyaient ensuite comme portés et voiturés sur les glaçons qui traversaient en tout sens l’Océan. Les blocs erratiques se retrouvent en masse ; la Mer du Nord en est pavée. Il est probable que le radeau de glace venant à fondre, la plupart de ces blocs ont échoué sur des bancs de sable, peut-être même sur quelques îles basses, d’où ils s’élevaient à fleur d’eau, comme des pierres druidiques dans un champ de blé.

À l’époque reculée où nous nous plaçons, toute la masse imposante des Ardennes, plissée du nord-est au sud-ouest, se dressait, formant un rempart entre cette ancienne mer et des lacs grossis dans l’intérieur de l’Allemagne par l’écoulement des rivières. La mer battait les chaînes de montagnes, les blocs erratiques entraient dans les anfractuosités de ce mur et s’arrêtaient collés aux parois comme une pierre lancée par la fronde. Un jour (si l’on peut appeler jours ces époques de la nature), soit qu’une impulsion fût communiquée à la masse des eaux douces par des tremblemens de terre, soit que la force de gravitation seule ait déterminé un conflit, les Ardennes et leurs dépendances furent battues en brèche ; les lacs emprisonnés dans une ceinture de rochers s’émurent. L’obstacle était gigantesque, mais il céda, car les rochers, que le langage humain a choisis comme des termes de comparaison pour exprimer la force de résistance,