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vaste, la plus haute et la plus auguste des notions, celle de l’infini en esprit et en vérité, celle de l’être des êtres ?

Mais, dira peut-être l’ingénieux oratorien, la notion de l’infiniment petit suppose une notion corrélative, la notion de l’infiniment grand ; nous voilà plus près de l’objet sublime des contemplations du philosophe. Point du tout. Il y a ici une confusion radicale entre deux notions profondément distinctes, l’infini mathématique et l’infini métaphysique. Les mathématiques ont pour objet essentiel la grandeur, et elles n’en sortent jamais. Or la grandeur a une propriété inhérente à sa nature, c’est de pouvoir être toujours multi- pliée et divisée. Voilà l’origine de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Concevoir un infiniment petit, dans le cas, par exemple, de notre polygone de tout à l’heure, c’est tout simplement concevoir que le côté de ce polygone peut être indéfiniment diminué. De même concevoir un infiniment grand, c’est concevoir qu’à mesure qu’on diminue les côtés de notre polygone, on fait croître indéfiniment le nombre de ces côtés.

L’infini mathématique est donc un indéfini, et cette notion est une suite très simple de la nature essentielle de la grandeur. Il n’y a point ici, comme le suppose le père Gratry, un passage brusque du fini à l’infini, un élan, un essor de la pensée ; il n’y a que le développement logique d’une seule et même notion. Les mathématiques ne sortent donc pas de la notion de leur grandeur, pas plus que la physique de la notion de la contingence. Faut-il citer une autorité imposante pour tout le monde et qui a un poids particulier pour le père Gratry ? Je lui opposerai Pascal. Qu’il veuille bien relire l’admirable fragment : de l’Esprit géométrique, il y verra la notion de l’infiniment petit et celle de l’infiniment grand déduites de la notion de grandeur avec une rigueur et une précision incomparables[1]. Il n’en faut pas davantage pour ruiner de fond en comble le système du père Gratry.

Comment en effet assimiler la grandeur, alors même qu’on la

  1. Les mathématiques, dit Pascal, ont pour objet les nombres, l’espace et le mouvement. Or chacun de ces objets comprend deux infinités, l’une de grandeur, l’autre de petitesse : « car, quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier, et ainsi toujours à l’infini, sans jamais arriver à un qui le soit de toile sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre à une infinité d’autres, sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centième ou la dix-millième partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours à l’infini, sans arriver au