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venu pour la partie de ces deux fleuves située au midi, tandis que la partie située au nord restait pétrifiée sous le froid. La surface solide du Rhin s’étant à moitié brisée, la débâcle rencontra en Hollande la masse du fleuve qui était encore gelée. Un fleuve immobile, des glaçons mouvans, ce fut un épouvantable choc. La force de résistance opposée à la force d’expansion devait amener une catastrophe. Il y eut un moment solennel et terrible durant lequel le fleuve, en lutte avec lui-même, fit entendre un sourd frémissement. Tout à coup la couche de glace gronde et se fend. Alors la force tumultueuse des eaux, exaspérée par les lourds glaçons qui s’entrechoquent, ne connaît plus d’obstacles ni de frein. Le fleuve mugit et se lève comme une mer ; il déborde. Si fortes et si hautes que soient les digues, elles sont emportées, coupées par la glace comme par une lame de rasoir. Toute la campagne se change en eau. Ce n’est plus une débâcle, c’est un déluge. Les glaçons se précipitent sur les glaçons : ces ruines du dégel détruisent, arrachent, écrasent tout ce qui se rencontre sur leur passage. De grands chênes tombent brisés, fracassés, dans l’eau qui monte, monte toujours. De tous les côtés, les flots accourent comme un troupeau de loups hurlans. Le Rhin a déjà saisi un quart de la Gueldre et de la province d’Utrecht : cette terre est à lui, il s’y précipite. Une partie du Brabant septentrional a disparu sous les eaux de la Meuse. Ne cherchez plus les grasses prairies, les rians polders, les riches cultures hollandaises : tout ce qui se trouve au-dessous du niveau des deux fleuves est comblé par les flots débordans. Dans quelques endroits, l’eau s’élève au-dessus du toit des maisons. De frêles barques, qu’entoure un cercle de rochers mouvans et flottans, luttent seules contre cette tempête de glace. Les remparts, les ponts, sont rasés. De clocher en clocher, le tocsin s’agite, et le canon d’alarme se fait entendre le long de la ligne menacée. Une désolation infinie descend avec la nuit sur les villages, les fermes, les étables. On entend retentir sur tous les tons de la douleur et de l’épouvante ces mots : « La digue est rompue ! » Les hommes craignent pour leurs foyers, pour leurs richesses rustiques, pour leurs provisions d’hiver, pour leur bétail ; ils craignent pour eux-mêmes, ils craignent surtout pour leurs femmes et leurs enfans. Devant l’ennemi qui avance, sombre, irrésistible, inévitable, on abandonne les habitations ; on se réfugie sur les coteaux, dans des édifices bâtis sur des lieux élevés, tels que les églises et les moulins. C’est de là que le regard effaré des habitans s’étend sur les campagnes noyées, sur les villages où l’on a laissé des amis. Apercevez-vous là-bas cette maison où brille une petite lumière ? Une ombre de femme se dessiné sur la vitre éclairée. Cette femme a refusé de prendre la fuite ; un glaçon énorme heurte la maison et l’emporte. De moment en moment