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passent, dans un tourbillon d’eau et de glace, des toits, des meubles, des cadavres d’animaux domestiques. Hélas ! n’avez-vous pas vu flotter un berceau vide ? Qu’est devenu l’enfant ? qu’est devenue la mère ? Une pitié morne, taciturne, glacée comme le ciel, a d’abord engourdi les bras. Cependant tous les courages ne se laissent point abattre. Grand est le désastre, mais grand aussi est le dévouement, et l’homme se montre aussi magnanime que la nature est inexorable. Il est beau de voir, au milieu de ce fléau, des malheureux luttant avec sang-froid contre la grandeur du danger, non pour eux-mêmes, mais pour leurs semblables, qu’ils ramènent à bord tremblans, évanouis et sauvés. Le désespoir, la terreur, la joie, toutes les émotions de l’âme qui rendent l’homme fou se croisent et se combattent au milieu de la confusion des élémens, comme si les lois du monde physique et du monde moral étaient à la fois bouleversées.

Les inondations de 1855 présentent trois grands théâtres : 1° les pays submergés à partir du Wesel jusqu’à la rivière de l’Yssel, et même en-deçà, près de Deventer et jusqu’au Wahal, près de Nimègue ; 2° les campagnes entre la Meuse et le Wahal, ainsi qu’entre le Wahal, le Rhin inférieur et le Leck ; 3° la vallée de la Gueldre. Le déluge, embrassé dans son ensemble, défie en quelque sorte la compassion humaine, car c’est une des infirmités de notre nature de ne saisir l’ensemble de rien, pas même des grandes douleurs. Il convient donc d’arrêter notre attention sur un des points saillans du désastre. À quelques minutes du chemin de fer qui relie Utrecht et Harlem, s’élève le petit village de Venhendal[1]. Assis sur d’anciennes tourbières qui ont été jadis exploitées et qui ont laissé un terrain humide, coupé de fossés remplis d’eau, surtout en hiver, il est habité par une population pauvre, dont la principale industrie consiste à filer de la laine. Il y avait cent quarante-quatre ans que ce village n’avait été inondé. Cette longue trêve avait inspiré aux habitans une confiance funeste et leur avait fait négliger les précautions que commandait la nature du sol. Le 5 mars 1855, on apprit que la digue, située entre deux collines, et qui sert de rempart à la vallée de la Gueldre, venait de se rompre. Des messagers à cheval apportaient de moment en moment des nouvelles alarmantes. Le village le plus voisin, Elst, venait d’être saisi par l’inondation. Les habitans se portèrent aussitôt dans la direction du fléau ; mais, arrivés à moitié chemin, ils virent un paysan qui, pâle, éperdu, accourait en toute hâte et leur donna le conseil de retourner pour n’être point coupé par l’ennemi. Ils revinrent. À leur entrée dans le village, ils trouvèrent tous les

  1. Venhendal signifie en hollandais « vallée des tourbières. »