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de la Mer-Blanche au Kamtchatka. Saluons d’abord notre guide, le docte et vaillant M. Castrén. Il faut certes un rare dévouement pour aller étudier des problèmes d’ethnographie et de linguistique en ces sauvages contrées ; non pas que les Samoyèdes soient moins hospitaliers que les Jakoutes ou les Tonguses, mais quel climat ! quelles tempêtes ! quelles routes plus sombres et plus désolées que les cercles de l’enfer dantesque ! Ferreus ille fuit… Il devait être aguerri aux privations et aux périls celui qui, volontairement et pour enrichir la science de quelques notions précises, s’aventura tout seul dans ces déserts de glace.

Le jour où M. Castrén partit de la petite ville russe de Mesen pour entrer dans le pays des Samoyèdes, une voiture attelée de deux chevaux l’attendait devant la maison du directeur de la police. Bien que le froid fût excessif, ce spectacle inusité avait rassemblé toute la ville. Hommes, femmes, enfans, vieillards, tous étaient là, entourant l’équipage et jetant des regards curieux par les vitres des fenêtres, pour apercevoir le hardi voyageur ou le malheureux condamné. Ils eurent à stationner ainsi plus de deux heures. Pendant ce temps-là, des agens de police allaient et venaient de la maison à la voiture, portant des malles, des bagages, et disposant tout dans les caissons. Plus de doute, c’était un exilé. M. Castrén parut enfin, et tout en donnant ses derniers ordres aux agens, il put entendre, comme un présage sinistre, les réflexions de la foule. « Quoi ! si jeune et déjà exilé en Sibérie ! disait une vieille. — On dit qu’il y restera longtemps, répondait sa voisine ; quand il en reviendra, ce ne sera plus qu’un vieillard, et alors, le malheureux, qu’aura-t-il à demander à son pays ? — Qui sait, disait un autre, pour quelle faute il a été condamné ? » Là-dessus, chacun eût brodé son histoire, si l’un des assistans n’eût expliqué à sa manière la mission de M. Castrén : « J’étais l’autre jour chez Alexis Vassiljevitch lorsque ce voyageur entra. Ce n’est pas un exilé, je vous le jure. Vous savez qu’Alexis a passé vingt ans de sa vie dans la Tundra ; l’étranger lui demanda tous les noms des fleuves, des montagnes, et les écrivit dans un livre. Alexis lui indiqua aussi dans quelles montagnes il y a du fer, du cuivre, de l’or, de l’argent, et il se mit encore à écrire tout cela sur son papier. S’il va en Sibérie, c’est pour chercher ce qu’il y a dans les montagnes. » Malgré ces affirmations précises et le ton convaincu de l’orateur, les exclamations de pitié recommençaient de plus belle. On le plaignait sur tous les tons, et non-seulement lui, mais tous ceux qu’il avait laissés dans son pays, ses parens, ses frères, sa femme surtout, sa pauvre femme désespérée. Puis quelques indigens en guenilles vinrent lui demander l’aumône. « Nous prierons pour toi, disaient-ils, et la mère de Dieu t’accompagnera, elle exauce les prières des pauvres. » M. Castrén leur distribua quelques